Aimez-vous le silence ?

Cela va de soi. Il m’est nécessaire, notamment pour lire et écrire. Je suis né en 1936, dans l’Orne, à une époque où l’on savait plonger dans le silence, en goûter les différentes textures. Je me souviens, enfant, de matinées entières à contempler, sans le moindre ennui, la place du village à travers la vitre de ma chambre. Et j’ai été marqué, à l’âge de 13 ans, par trois jours passés avec mon père à la Grande Trappe, l’abbaye cistercienne proche de notre domicile. Le silence absolu de ses offices m’avait fichu un sacré choc. Au moment de repartir, notre automobile était en panne. Des frères convers nous l’avaient réparée. Sans prononcer un seul mot !

Est-ce ce qui vous a donné l’envie d’écrire sur le silence ?

Cette Grande Trappe, Chateaubriand l’a fréquentée pour son dernier livre, Vie de Rancé. Il a plongé dans cet univers du silence religieux, qu’il a trouvé effrayant ; il préférait les silences de la nature. Ce faisant, il a noté qu’il y avait une histoire du silence, cela m’a mis sur la voie. J’ajoute que le silence est un sujet proche d’autres que j’ai traités comme historien du sensible, par exemple celui de l’odorat.

Comment faire l’histoire d’un sujet à ce point insaisissable ?

Pas dans les archives, je vous le concède : j’ai visité quarante centres d’archives départementales au cours de ma carrière, je n’y ai jamais rien trouvé de sérieux. Il faut se tourner vers l’écriture de soi, les correspondances, les journaux intimes, les romans et la poésie.

Notre rapport au silence est-il marqué par de grandes ruptures ?

On peut distinguer deux périodes : la première va de la Renaissance à la fin du xviiie siècle. Le silence est alors caractérisé par sa dimension religieuse. Songeons à Blaise Pascal pour qui il fallait fuir l’agitation du monde, faire silence pour se rapprocher du Créateur. Entre les congrégations catholiques, les bouddhistes, les hindouistes, les orthodoxes influencés par l’enseignement des Pères du désert qui ont vécu en ermites, les quêtes du silence sont diverses, mais elles sont une nécessité pour entamer une relation avec Dieu.

Et ensuite ?

À partir du xixe siècle, la question sort du champ du spirituel pour devenir une affaire de distinction sociale. Les élites ne supportent pas le tintamarre et les odeurs du peuple. Il convient de se protéger de ces tombereaux de mauvais goût, savoir se taire ou parler mezza voce, se désodoriser avec des parfums doux. On ne s’apostrophe plus au concert ou au théâtre – sauf lors des batailles entre monarchistes et républicains, par exemple au sujet de la pièce de Victor Hugo Hernani.

La ville d’autrefois était-elle plus bruyante que celle d’aujourd’hui, ou moins ?

Infiniment plus. Qu’on songe à la satire de Nicolas Boileau, Les Embarras de Paris : les charrettes sur le pavé, des coqs qui chantent et troublent le repos du poète, mais aussi des chevaux et des vaches qu’on éventre parfois dans la rue. Au xixe siècle, on trouvait des laiteries à Paris, Balzac en évoque la puanteur dans Le Colonel Chabert. Il faut également songer aux cris des commerçants, aux fracas provoqués par ceux qui montaient des tonneaux d’eau pour les bains de certains particuliers. Et au bruit du travail des artisans : il pouvait même y avoir des fonderies dans certains immeubles !

Pourquoi parlez-vous d’une coupure au milieu du xixe siècle ?

Un mouvement a commencé à se faire jour contre le bruit, que je situe autour de 1860. En Suisse, des premières ligues se sont mobilisées contre les aboiements des chiens. Elles ont essaimé en Europe et, aujourd’hui, on n’est pas si loin de cette tendance quand un procès est fait contre le chant d’un coq. En 1883, le grand photographe Nadar a publié un opuscule, Le Cas des cloches, dans lequel il s’insurgeait contre une « insurrection de chaudronnerie ». Le mouvement antibruit est continu jusqu’à nos jours, mais ses effets ont mis du temps à opérer.

C’est-à-dire ?

Quand je suis arrivé à Paris, en 1952, quel bazar ! Je devais traverser les Halles avec leurs pavillons Baltard pour aller à la Sorbonne ; on se serait cru dans Le Ventre de Paris de Zola. Sur la chaussée, les pneus avaient certes remplacé le bruit des roues de fer sur le pavé, mais les conducteurs s’invectivaient, se traitant souvent de « paysans ». À l’Assemblée nationale, c’était également le chahut. J’ai assisté à une séance à l’automne 1952 : les députés s’écharpaient à propos d’une loi concernant les alcooliques socialement dangereux, les insultes fusaient. Les Insoumis d’aujourd’hui n’ont rien inventé.

Le silence et le bruit sont-ils un enjeu social ?

Pas seulement, c’est aussi une question d’époque. Disons que l’allergie qu’éprouvaient les élites a fait tache d’huile. En 1946, des panneaux commencent à être installés : « Hôpital silence ». En 1959, le préfet Dubois prend un arrêté contre le concert infini des klaxons dans la capitale. Cette allergie au bruit se développe parallèlement à la montée de la question de l’intimité : à partir du xixe siècle, le désir d’avoir une chambre particulière a commencé à se faire jour. Le silence s’est transporté des couvents et des cathédrales, où l’écrivain Joris-Karl Huysmans aimait se réfugier pour fuir le tumulte des villes, aux espaces privés.

Le bruit est-il un phénomène urbain ?

Oui, si l’on songe aux campagnes éloignées de tout, qui nous permettent d’entendre ces bruits infimes de la nature révélant ou même créant le silence. C’est ce que l’écrivain américain Henry David Thoreau est allé chercher dans les bois, à Walden : le son des grenouilles, des moustiques, du vent dans les feuilles et même de la nature qui pousse. Mais, dès que l’on s’approchait des villages, les paysans ne savaient pas parler autrement que fort. Dans sa thèse sur la vie religieuse dans l’Ain au xixe siècle, l’historien Philippe Boutry relate que les prêtres étaient embarrassés par le niveau sonore de leurs confessions.

 

« Nos villes sont beaucoup moins bruyantes que par le passé »

 

Nos espaces sont moins bruyants qu’autrefois. Mais qu’en est-il du silence ?

Alors là, c’est une autre question ! Le silence, ce n’est pas seulement l’absence de bruits. Le silence, c’est la capacité de faire retour sur soi, c’est ce qui nous permet la concentration, la lecture et l’écoute ; je crains que nous en soyons très loin. Nos repères auditifs se sont dénaturés, affaiblis, désacralisés. La peur voire l’effroi suscités par le silence se sont intensifiés. Nous vivons dans une société de silences intermittents.

Qu’entendez-vous par là ?

D’un côté, nous sommes devenus intolérants aux bruits, ceux de nos voisins par exemple, mais, dans le même temps, nous supportons un bavardage incessant propagé par les outils de la communication moderne : les télévisions en continu, les téléphones portables, les musiques d’ambiance dans les commerces, les gares et les aéroports. J’ai observé une chose curieuse : les jeunes peuvent passer une soirée à écouter une musique techno assourdissante et, le lendemain, ne pas supporter que leurs voisins parlent un peu trop fort dans un avion ou un train. Dans ma jeunesse, quand on se déplaçait, il eût été fort impoli de ne pas adresser la parole aux inconnus à côté de qui l’on était assis.

Existe-t-il encore des lieux de silence ?

Je ne suis pas sociologue, mais je comprends qu’il faut faire un effort pour s’extraire du bruit ambiant, par exemple en pratiquant le yoga ou la méditation. Il y a bien les randonneurs qui recherchent une « nature naturelle », mais ils sont de plus en plus nombreux. Même les musées sont envahis par des foules de plus en plus compactes, où chacun est équipé d’un audioguide et de son téléphone portable. Le regretté Marc Fumaroli a écrit une somme intitulée L’École du silence (Flammarion, 2008) sur la peinture du xviie siècle. Pour espérer entendre ce qu’il nomme la parole de « l’image silencieuse », encore faut-il pouvoir ouvrir l’œil suffisamment longtemps et prêter l’oreille pour sentir les vibrations de la toile. Par le plus grand des hasards, je me suis retrouvé seul, pendant une heure, dans une petite salle d’un musée de Harvard à contempler une série de tableaux de Cézanne dont je connaissais déjà les reproductions. Pendant cette heure de solitude, il me semble avoir entendu ces tableaux différemment. Au fond, ce silence, c’est celui du créateur. Avant toute parole, et sans doute après, il y a nécessairement un silence. C’est aussi ancien que la Genèse où la Création est précédée d’une silencieuse page blanche.

Avez-vous noté d’autres exemples de l’évolution de notre rapport au silence ?

Prenons l’exemple de la minute de silence, qui fut inventée au début du xxe siècle par le Parlement portugais, peu après l’indépendance du pays. Cette première minute de silence dura dix minutes. Où en sommes-nous aujourd’hui ? La plupart du temps, on sent une impatience parcourir l’atmosphère, par exemple avant un match de football, et même moi, je me surprends à m’agacer.

Plutôt que le silence, devrait-on parler de silences au pluriel en insistant sur la diversité de leurs natures ?

Bien entendu. Quoi de commun entre le silence communicant et celui qui marque l’hostilité ? Le silence qui unit deux amoureux, à propos duquel Maurice Maeterlinck a écrit : « N’est-ce pas le silence qui détermine et qui fixe la saveur de l’amour ? » Celui de deux amis qui cheminent dans la campagne en étant capable de ne rien se dire, ce qui était pour Charles Péguy la plus grande preuve d’amitié. Ou bien le silence tactique d’un paysan qui ne souhaite pas que l’on devine ses projets d’acquisition. Voire le silence qui enferme des secrets de famille dans une crypte. Il faut savoir reconnaître les chemins qui mènent des silences de l’amour à ceux de la haine, le lourd silence des vieux époux qui ne peuvent plus se parler, décrits par Georges Simenon dans Le Chat et interprétés au cinéma par Simone Signoret et Jean Gabin. On voit même, dans le roman de François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, comment le silence peut mener jusqu’au meurtre.

Est-il possible de retrouver le chemin du silence ?

Il faut l’espérer, mais comment savoir ? J’aime cette phrase de mon compatriote bas-normand, le philosophe Alain : « Le silence est contagieux aussi bien que le rire. Il importe donc de faire en sorte qu’il triomphe de son rival. » Le silence s’apprend. Dans mon pensionnat religieux, cette discipline n’était pas toujours drôle, surtout pendant les repas au réfectoire. Il est certes illusoire de penser revenir à une règle stricte. Mais je note que la grande pédagogue italienne, Maria Montessori, avait institué pour les petits de 3 à 6 ans une leçon de silence, couplée avec des exercices de respiration, et les enfants adoraient. On peut accéder à la joie du silence qui ouvre sur l’imaginaire. Il y a bien longtemps, j’attendais un autocar pour aller à Granville. Une vache s’est approchée de moi, elle m’a regardé. Nous sommes restés un quart d’heure l’un à côté de l’autre, c’est l’un de mes plus beaux souvenirs de silence partagé. 

 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER

Vous avez aimé ? Partagez-le !