Habitants des villes et riverains des aéroports ne sont pas les seuls à pâtir du bruit. Des fonds marins aux cimes des arbres, les animaux – et même les végétaux – doivent s’adapter au tumulte des humains. Pour comprendre comment nos bruits affectent le vivant, il faut se pencher sur les trois « dimensions » du son. « On pense intuitivement aux décibels, c’est-à-dire à l’intensité du son – de pianissimo à fortissimo, pour reprendre des termes musicaux », indique Jérôme Sueur, qui dirige le laboratoire d’éco-acoustique du Muséum national d’histoire naturelle. « Mais il faut également prendre en compte la fréquence du son, c’est-à-dire sa hauteur – de grave à aigu, en passant par médium. Et enfin sa durée. Ses conséquences seront différentes selon qu’il dure une seconde ou une heure. »

 

« Du marteau-piqueur au milieu d’un orchestre »

 

Ces notions en tête, plongeons vers le bien mal nommé « monde du silence ». « Le milieu marin est par essence sonore et vibratoire, car le son se propage 4,5 fois mieux dans l’eau que dans l’air, rappelle l’océanographe François Sarano, président de l’association Longitude 181. En plus, on y voit très mal. L’ouïe est donc, avec l’odorat, le sens premier des animaux marins. » Des baleines bleues aux méduses en passant par les crustacés, tous les habitants des mers sont sensibles aux vibrations sonores, ne serait-ce que pour assurer leur équilibre dans la colonne d’eau. Même les végétaux, comme l’herbier de Posidonie, recourent aux vibrations pour « trouver » le fond marin et s’y ancrer.

À quoi ressemble donc le paysage sonore sous les mers ? Parfois entrecoupés par les craquements des icebergs ou par l’activité sismique de la croûte terrestre, les sons des animaux s’organisent à la façon d’un orchestre. « Les espèces ont coévolué, rappelle François Sarano. Elles se sont donc partagé les différentes fréquences sonores ainsi que les “plages horaires”, afin de s’exprimer pendant les silences d’autres espèces. Comme dans une forêt. »

Pour Jérôme Sueur, qui a publié une Histoire naturelle du silence chez Actes Sud en 2023, cette nappe sonore – qu’elle s’étende dans un fond marin, un désert ou une prairie – relève du « silence naturel ». Un silence non pas vide, mais rempli de sons qui ne dérangent pas les récepteurs. « On entend un insecte, une grenouille ou un oiseau, mais cela n’empêche pas les autres animaux de communiquer, par des silences ou des sons, détaille-t-il. À l’inverse, le bruit peut être défini comme un son déstructuré – en décibels, en fréquence et en temps –, qui n’apporte pas d’information au récepteur. »

Et ce sont bien souvent les humains qui font surgir ces bruits intempestifs. Dans les mers, le vacarme provient des porte-conteneurs ou des jet-skis, des forages pétroliers ou des cargos, des sonars militaires ou des chantiers d’éoliennes offshore… Le plus souvent à plein volume, 24 heures sur 24, et à des fréquences sonores déjà utilisées par nombre d’animaux. « C’est comme faire du marteau-piqueur au milieu d’un orchestre symphonique. Les instruments continuent de jouer, mais ils ne s’entendent plus », résume François Sarano. Aux oreilles de ce plongeur invétéré, « la liaison entre Monaco et Saint-Tropez en été, par exemple, c’est l’enfer. Les yachts foncent à 30 nœuds. Les paquebots de croisière font un bruit de moteur terrible… Cela impacte toutes les espèces, jusqu’aux étoiles de mer, même si elles sont peu étudiées ! »

 

Une image mentale brouillée

 

La bioacoustique est un domaine de recherche récent – vingt ans tout au plus. En vertu de leur statut d’animaux « chouchous » des humains, c’est chez les mammifères marins et les oiseaux que les conséquences de la pollution sonore sont les mieux documentées. « Les cachalots, par exemple, utilisent l’écholocalisation : ils émettent un son au niveau de leur tête, qui va percuter tout ce qui les entoure et leur revenir en écho pour leur permettre de former une image mentale », expose Justine Girardet, thésarde au sein du groupe de recherche en acoustique naturelle Cian. « Si des bruits anthropiques sont présents, l’image est moins précise. Les cachalots risquent ainsi de voir diminuer la distance à laquelle ils peuvent détecter leurs proies, ce qui réduit les occasions de se nourrir. »

Les sons permettent aussi aux cétacés de communiquer entre eux. De la friture sur la ligne peut par exemple empêcher une mère de retrouver son petit ou une baleine bleue mâle de faire porter son chant nuptial suffisamment loin pour séduire une partenaire. « Ces espèces se remettent à peine de la chasse à la baleine, et la pollution sonore vient désormais entraver le succès de leur reproduction », déplore Justine Girardet. Certains bruits humains dans les océans sont si violents qu’ils tuent directement les poissons – à l’instar du braconnage à la dynamite – ou leur font oublier toute prudence. Des échouages massifs de baleines à bec dans les Bahamas et en Méditerranée sont par exemple attribués aux sonars militaires à haute intensité utilisés pour la détection des sous-marins. Le son effraie tellement les animaux que ces derniers s’enfuient vers la surface, s’exposant à de fatals accidents de décompression.

Ailleurs, c’est la prospection des hydrocarbures qui fait des ravages sonores. Au large du Canada et du Groenland, plus de 1 000 narvals ont péri piégés par les glaces entre 2008 et 2010, car ils ont trop retardé leur départ en migration. La raison probable : des prospecteurs d’hydrocarbures déclenchaient de puissantes détonations dans les fonds marins, afin de détecter d’éventuelles poches de gaz ou de pétrole.

 

Chanter plus fort, siffler plus simple

 

Face au vacarme marin, certaines espèces se contentent de s’éloigner. Les cachalots de Méditerranée boudent par exemple la côte toulonnaise aux horaires… où passent les ferries entre la Corse et le continent.

D’autres adaptent leurs façons de communiquer. Les baleines franches se mettent par exemple à chanter plus fort, tandis que certaines espèces tentent de répéter leurs messages. Les grands dauphins, eux, envoient désormais des sifflements simplifiés, contenant moins d’informations.

Mais toutes ces évolutions sont coûteuses en énergie, et se font donc au détriment d’autres activités, rappelle Jérôme Sueur : « Nous, les humains, pouvons nous protéger : murs antibruit le long des routes, double vitrage dans les maisons, bouchons d’oreille la nuit… Mais le vivant n’est protégé de rien. Il doit s’adapter. »

Pour les défenseurs des animaux, ce serait surtout aux humains de réduire le niveau des sons qu’ils émettent dans les océans en isolant les salles des machines des navires, en recourant à des hélices perforées, donc moins bruyantes, et en limitant la vitesse des bateaux… Sur ce point, « une diminution de quelques nœuds pourrait abaisser le volume sonore ambiant de 50 % à 60 % », souligne Céline Sissler-Bienvenu, du Fonds mondial pour la protection des animaux (Ifaw), sur le site de la Société française d’écologie et d’évolution. L’ONG appelle également à « modifier les itinéraires de navigation lorsque ces derniers traversent les habitats critiques des mammifères marins ».

Côté réglementation, certaines autorités commencent à prendre en compte la pollution sonore. Le port de Vancouver accorde une ristourne de taxe aux bateaux les moins bruyants, tandis que l’Allemagne impose des limites de décibels aux chantiers d’éoliennes offshore.

 

Lézards boulimiques et crapauds éclaircis

 

Sur terre aussi, le vivant est obligé de composer avec les bruits anthropiques. Même s’ils utilisent vue et odorat, les animaux terrestres ont besoin de sons pour communiquer, trouver un partenaire, chercher des proies… Autant de fonctions que les bruits humains peuvent altérer. Certaines espèces s’habituent, mais des scientifiques français ont par exemple établi que le bruit routier place les moineaux domestiques en état de vigilance, par crainte de moins voir approcher leurs prédateurs. Que certaines grenouilles rainettes sont stressées, avec une immunité en baisse… et un sac vocal plus clair chez les mâles. Des lézards du Colorado, de leur côté, réagissent aux survols fréquents de leur territoire par des avions militaires en mangeant plus, tout en bougeant moins que leurs congénères des milieux paisibles.

Côté oiseaux, les rossignols de Berlin chantent plus fort pour couvrir le vacarme urbain, tandis que les rouges-gorges… décalent leurs notes mélancoliques vers la tombée de la nuit, quand le trafic routier s’estompe. « Chez les oiseaux, le système de chant peut évoluer assez rapidement, car il existe un effet d’apprentissage d’une génération à l’autre, précise Jérôme Sueur. Mais cela n’est pas le cas chez les insectes ou les amphibiens : leur chant est déterminé par leur patrimoine génétique, il ne contient pas de part “apprise”. »

Et la surface des lieux de répit sonore s’amenuise : aux États-Unis, la part du territoire touchée par le bruit des véhicules est passée d’environ 25 % en 1900 à… 97,4 % en 2000. Même des zones désertes comme l’Arctique deviennent bruyantes, en raison de l’exploration pétrolière ou du tourisme polaire.

 

Des effets sur la repousse des végétaux

 

Le vacarme des humains peut même avoir des effets sur les végétaux, en faisant fuir les animaux qui les pollinisent. Ainsi, au Nouveau-Mexique, le bruit des forages pétroliers et gaziers chasse les geais buissonniers. Or ces oiseaux assurent la dispersion des graines des pins à pignons. Résultat : 75 % de jeunes pousses en moins en période de forages… et des volatiles qui ne reviennent pas une fois le tintamarre terminé.

Certes, certains humains font preuve de bonne volonté pour limiter les nuisances. À Tours, par exemple, la municipalité a décidé d’annuler le feu d’artifice sur les bords de Loire afin de préserver les sternes pierregarins, ou hirondelles de mer, qui nichent sur les bancs de sable du fleuve. Les détonations faisaient fuir les parents à tire-d’aile, laissant œufs et poussins à la merci des prédateurs. À Marseille, le parc national des Calanques bannit les enceintes de musique. « Tout comme la réponse à la pollution lumineuse consiste à éteindre les lumières, il faut agir à la source du bruit, analyse Jérôme Sueur. Mais comment réduire le trafic aérien, faire baisser la vitesse automobile ou changer l’ensemble des revêtements routiers ? Il n’y a pas de solution miracle hormis la sobriété, donc moins utiliser tous ces moyens de transport. J’espère par ailleurs que nous participons à sensibiliser le grand public à l’intérêt de l’écoute. »

Des hors-bords aux tronçonneuses, des moteurs d’avion à ceux des poids lourds, les humains sauront-ils mettre leurs jouets en sourdine et redonner sa place au « silence naturel » ? Alors que s’ouvre la seizième conférence mondiale sur la biodiversité en Colombie, voici en tout cas un enjeu méconnu de la conservation des espèces. 

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