« On commence ? demanda le psychiatre.

– Allons-y. La première victime, une des premières en tout cas, ç’a été mon téléphone. Un crime atroce, j’aime autant vous prévenir. Je l’ai balancé dans l’Évacubroyeur de la cuisine ! Il a fini par se coincer en travers du dispositif d’évacuation qui n’a jamais réussi à l’avaler complètement. Le pauvre, il s’est étranglé avec jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais c’est pas tout, docteur. Après ça, j’ai descendu la télévision à coups de revolver ! »

Le psychiatre fit : « Honhon. (…) Et maintenant si vous me disiez un peu quand vous avez commencé à ressentir de la haine envers votre téléphone. C’était quand exactement la première fois ?

– Depuis toujours. Il me faisait déjà peur quand j’étais gosse. Un de mes oncles appelait ça la Machine Fantôme. Des voix qui n’avaient pas de corps, vous vous rendez compte, pour un gamin ? Cela me filait une de ces pétoches. Plus tard, adulte, j’ai jamais pu vraiment m’y faire. Le téléphone ça m’a toujours paru un truc impersonnel. (…) Et puis le téléphone, c’est tellement pratique quand on y pense. Il est là, c’est trop tentant, finalement vous vous sentez obligé d’appeler quelqu’un qui, lui, n’a pas du tout envie d’être appelé si ça se trouve. Moi, mes copains m’appelaient, m’appelaient, ils m’appelaient sans arrêt. C’était l’enfer, j’avais plus une minute à moi. Quand c’était pas le téléphone, c’était la télé. Quand c’était pas la radio, c’était le phonographe. Quand c’était pas la télé, la radio ou le phono, c’était les films que le cinéma du coin projette tous les soirs sur cumulus à basse altitude, avec plein de pub évidemment ! (…) Quand c’était pas l’agence Comme-Sur-Un-Nuage (une compagnie de haut vol !) qui me balançait sa pub, c’était les haut-parleurs installés par la compagnie Muzzik dans tous les restaurants qui me cassaient les oreilles à chaque repas. Et après ça, j’avais encore droit à de la musique et à de la pub dans le bus pour aller au boulot. Et quand c’était pas de la musique, c’était l’interphone du bureau qui sonnait ou, horreur suprême, abomination absolue : mon téléphone-montre attaché en permanence à mon poignet et sur lequel mes copains et ma femme m’appelaient toutes les cinq minutes. C’est ça le confort moderne : c’est “pratique”. Mais pourquoi est-ce que c’est si tentant, au fond ? Le citoyen de base se dit : je suis là, je fais rien, je m’ennuie, alors que je pourrais aussi bien appeler ce bon vieux Joe sur mon téléphone-montre, histoire de passer le temps. Qu’est-ce qui m’en empêche après tout ? (…)

– Comment vous sentiez-vous cette semaine-là ?

– Les fusibles en surchauffe. Au bord du précipice ! C’est cet après-midi-là qu’il y a eu cette histoire à mon bureau.

– Mais encore ?

– J’ai été chercher un gobelet d’eau au distributeur et je l’ai versé dans l’interphone. »

Le psychiatre prit note dans son bloc.

« Et ça a fait court-circuit ?

– Ah, je veux ! Un vrai feu d’artifice ! Bon sang, si vous aviez vu les sténographes se mettre à courir dans tous les sens. Une vraie fourmilière. Tout le monde était complètement perdu ! Ça a rouspété, ça je peux vous le dire !

– Vous vous êtes senti mieux pendant un certain temps, alors ?

– Et comment ! Puis l’idée m’est venue d’écraser mon téléphone-montre sur le trottoir. Il y avait justement un type ou peut-être bien une bonne femme qui me demandait avec une voix aigüe comme tout : “Enquête no 9 : qu’avez-vous mangé à midi ?” C’est là que je lui ai réglé son compte.

– Vous deviez vous sentir encore mieux, alors ?

– De mieux en mieux ! » Brock se frottait les mains. « Et pourquoi je commencerais pas une révolution à moi tout seul, finalement, que je me suis dit comme ça, histoire de délivrer les hommes de tous ces trucs “pratiques” qui leur pourrissent l’existence ? “Et puis d’abord, pratiques pour qui ?” que j’ai crié. Pratique pour les copains, oui : “Eh, Al, je me suis dit qu’il fallait que je t’appelle pour te dire ça : je suis dans les vestiaires du club de golf, là, à Green Hills. Je viens de faire un trou en un du feu de Dieu. Al ! Tu te rends compte un peu ? Un trou en un ! Ça c’est une journée qui commence bien. Là je suis en train de m’en jeter un. Un bon petit whisky pour fêter ça. Je me suis dit que ça te ferait plaisir de savoir ça, Al. » Pratique, tu parles ! Pratique pour les gens de mon bureau, pour que je reste en contact avec eux en permanence quand je suis sur la route avec ma voiture radio. Tu parles d’un contact. Ils vous chopent et ils vous lâchent plus, oui. (…) Alors, vous savez pas ce que j’ai fait, docteur ? Je suis allé m’acheter un grand pot de glace au chocolat, le plus gros que j’ai pu trouver, ceux d’un litre, vous savez, et j’ai tout versé à la petite cuillère dans l’émetteur de la radio de la voiture. (…)

Le docteur se tut un instant.

– Et que s’est-il passé ensuite ?

– Après ? Après ç’a été le silence. Bon sang, que c’était beau, le silence. Ah, cette radio qui jacassait toute la journée : Brock, viens ici – Brock, va là-bas – Brock, au rapport – Brock, mission ! – c’est bien, Brock – Brock, c’est l’heure du déjeuner – Brock, l’heure du déjeuner est passée – Brock, Brock, Brock. Eh bien, ce silence c’était comme si je m’étais rempli les oreilles de crème glacée.

– Vous avez l’air d’aimer les glaces, en tout cas.

– Après, j’ai roulé comme ça, juste pour profiter du silence. Le silence, c’est comme du pilou. Vous savez, c’est un genre de flanelle le pilou. Oui, ça vous fait comme un gros bouchon de flanelle le pilou, tout doux qui vous rentre dans le creux de l’oreille. Y’a rien de plus doux au monde, vous pouvez me croire. J’en ai profité pendant une heure. J’étais là, assis dans ma voiture, je souriais aux anges en sentant tout ce pilou qui me calfeutrait l’intérieur des oreilles, c’était doux, j’étais bien. Je me sentais ivre de Liberté ! 

 

« L’Assassin », dans Les Pommes d’or du soleil, trad. de Richard Negrou révisée par Philippe Gindre © 1952,1953 by Ray Bradbury © Éditions Denoël, 2007

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