La financiarisation du capitalisme est souvent associée à un affranchissement sans précédent de la cupidité. Toutefois, la motivation principale qu’elle communique à l’ensemble des agents économiques est moins la quête du profit que la recherche du crédit. 

En témoigne d’abord la stratégie des grandes entreprises : celles-ci ne se préoccupent pas tant d’optimiser sur le long terme la différence entre leur chiffre d’affaires et leurs coûts de production, que de majorer à très brève échéance la valeur que les marchés financiers vont accorder aux titres détenus par leurs actionnaires. Le succès d’une firme ne réside donc pas dans les bénéfices générés par la vente des marchandises qu’elle produit, mais bien dans le gain en capital qui résulterait de la revente prochaine de ses actions. 

Ainsi s’explique que les adeptes de la « bonne » gouvernance utilisent une portion importante de leurs ressources pour racheter des parts de leur propre compagnie : absurde au regard d’une logique commerciale ou industrielle, une telle pratique est en revanche cohérente dès lors que, pour être « compétitif », il importe d’attirer des brasseurs de liquidités exclusivement intéressés par l’évolution de la valeur actionnariale des entreprises qu’ils envisagent de financer. 

Le primat du crédit ne concerne pas seulement le secteur privé : répondre aux souhaits des détenteurs de leur dette publique est aussi devenu le souci principal des gouvernements nationaux. Davantage qu’à renouer avec la croissance ou préparer la transition énergétique, les responsables politiques s’attachent à conforter l’attrac­tivité de leurs bons du Trésor sur le marché obligataire. C’est en effet pour conjurer la méfiance des créanciers qu’ils ne cessent de flexibiliser leur marché du travail, de comprimer leurs programmes sociaux, d’alléger l’imposition du capital et de surseoir à une réglementation sérieuse des institutions financières. 

L’obsession du crédit se manifeste enfin dans la conduite des individus – y compris ceux qui misaient jadis sur la progression continue des revenus salariaux. Mus par le souci de séduire les investisseurs, États et entreprises ont depuis longtemps renoncé à assurer la stabilité des emplois : aussi est-ce désormais aux postulants eux-mêmes qu’il incombe de faire valoir leur employabilité – en arborant des compétences prisées ou un carnet d’adresses précieuses et, à défaut, en affichant une disponibilité et une flexibilité sans bornes. C’est donc bien du crédit accordé à leur capital humain, et non de conventions collectives sur la répartition des profits, que dépend leur aptitude à trouver du travail. 

En outre, la précarité qui résulte de cette modification des conditions ­d’emploi contraint une part croissante de la population à emprunter – pour accéder à la propriété immobilière, poursuivre des études, acquérir des biens durables ou simplement pour subsister. Or, bénéficier d’un prêt impose d’offrir des gages – soit, une fois encore, de trouver « crédit » auprès des prêteurs en attestant de sa solvabilité.

Le monde des capitalismes marchands et industriels était peuplé de commerçants : les employeurs vendaient les marchandises produites par leurs salariés et ceux-ci vivaient de la vente de leur force de travail. La finance aujourd’hui dominante dessine un univers différent, où l’appréciation du capital prend le pas sur l’accumulation des revenus : ses habitants n’y sont plus perçus comme des négociants cherchant à tirer profit de leur commerce avec des clients, mais plutôt comme des projets dont l’aptitude à attirer les investisseurs détermine la valeur. 

 

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