Un rugissement païen
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La compagnie d’investissements bancaires Pierce & Pierce occupait les cinquantième, cinquante et unième, cinquante-deuxième, troisième et quatrième étages d’une tour de verre qui s’élevait à soixante paliers au-dessus du lugubre bassin de Wall Street. La salle des échanges d’obligations, où Sherman travaillait, était au cinquantième. Tous les matins il sortait d’un ascenseur aux parois d’aluminium et entrait dans ce qui ressemblait à la réception d’un de ces nouveaux hôtels londoniens plutôt destinés à la clientèle yankee. Près de l’ascenseur se trouvaient une fausse cheminée et un authentique manteau de cheminée en acajou massif avec de grosses grappes de fruits sculptées à chaque coin. Devant la fausse cheminée, une barrière de cuivre, ou pare-feu comme ils les appellent dans les cottages de l’ouest de l’Angleterre. Dès les premiers frimas, un faux feu se consumait dedans, répandant des lueurs clignotantes sur une prodigieuse paire de chenets de cuivre. […]
À peine aviez-vous dépassé la fausse cheminée que vous entendiez un rugissement païen, comme une foule grondante. Cela venait de quelque part derrière le coin. Vous ne pouviez pas le manquer. Sherman McCoy se dirigea droit dessus, avec avidité… Ce matin-là, comme tous les matins, ses tripes résonnaient en harmonie avec ce bruit.
Il tourna le coin et ça y était : la salle des obligations de Pierce & Pierce. C’était un vaste espace d’environ vingt mètres sur trente, mais avec le même plafond bas qui vous écrasait. C’était un espace oppressant sous une lumière féroce, avec des silhouettes contorsionnées et ce fameux rugissement. La luminosité provenait d’un mur de verre ouvrant plein sud, dominant le port de New York, la Statue de la Liberté, Staten Island et les rives de Brooklyn et du New Jersey. Les silhouettes contorsionnées étaient les bras et les torses de jeunes hommes, dont très peu avaient plus de quarante ans. Ils avaient tous tombé la veste. Ils remuaient d’une manière agitée, et transpiraient déjà, si tôt le matin en criant sans arrêt : d’où le rugissement. C’était le son produit par de jeunes hommes blancs bien éduqués aboyant après l’argent sur le marché des obligations.
– Décroche ce putain de téléphone, s’il te plaît ! criait un jeune membre de la promotion Harvard 76, rose et potelé, s’adressant à quelqu’un, deux rangées de bureaux plus loin.
La pièce était comme la salle de rédaction d’un journal en ce sens qu’il n’y avait pas de cloisons et pas de hiérarchie apparente. Tout le monde était assis devant des bureaux de métal gris clair garnis d’ordinateurs beiges qui étaient autant d’écrans noirs. Des franges de lettres vert diode et de numéros assortis couraient sur les écrans.
– J’ai dit s’il te plaît décroche ce putain de téléphone ! Bordel de Dieu !
Le type avait déjà de sombres demi-lunes de transpiration sous les aisselles et la journée ne faisait que commencer.
Un membre de la promotion 73 de Yale, avec un cou qui semblait dépasser son col de vingt centimètres, avait les yeux fixés sur son écran et hurlait, au téléphone avec un courtier de Paris :
– Si vous ne pouvez pas voir ce putain d’écran… Oh, pour l’amour du ciel, Jean-Pierre, ce sont les cinq millions de l’acheteur ! De l’acheteur ! Il n’y a rien d’autre qui entre !
Puis il couvrit le téléphone de sa paume, leva les yeux au ciel et dit, à voix plus que haute :
– Ces Mangeurs de grenouilles ! Ces connards de Français !
[…] Sherman s’assit devant son propre téléphone et son propre terminal d’ordinateur. Les cris, les imprécations, les gesticulations, cette putain de peur et d’avidité l’enveloppaient, et il aimait cela. Il était le vendeur numéro un d’obligations, le « plus gros producteur », comme on disait dans la salle des obligations de Pierce & Pierce au cinquantième étage, et il adorait le rugissement de cette tempête.
– Cet ordre de Goldman a vraiment tout foutu en l’air !
– … monte jusqu’à ce putain de taux et…
– … offre à 8 1/2…
– Je n’ai que trente-quatre secondes !
– Quelqu’un te monte un putain de bateau ! Bordel, tu ne t’en rends même pas compte !
– Je prends un ordre et j’les achète à 6-plus !
– Tapez dans le « cinq ans » !
– Vends-en cinq !
– Vous ne pourriez pas en prendre dix ?
– Tu crois que ce truc continue à grimper ?
– La fièvre du « vingt ans » ! C’est tout ce que ces branleurs sont capables d’imaginer !
– … cent millions de Juillet-90 au dollar…
– … à un poil près !
– Dieu du Ciel, qu’est-ce qui se passe ?
– Putain ! Je peux pas y croire !
« Bordel de Dieu ! » criaient les hommes de Yale et les hommes de Harvard, et les hommes de Stanford. « Pu-tain de Bor-del de Dieu ! »
Incroyable comment les fils de ces grandes universités, – ces héritiers de Jefferson, Emerson, Thoreau, William James, Frederick Jackson Turner, William Lyon Phelps, Samuel Flagg Bemis et autres géants à trois noms de la Pensée Américaine – comment ces légataires de lux et veritas se regroupaient maintenant comme un troupeau, dans Wall Street et la salle des obligations de Pierce & Pierce ! Comment les histoires circulaient sur chaque campus ! Si vous ne faisiez pas 250 000 $, par an au bout de cinq ans, c’est que vous étiez soit carrément stupide, soit carrément paresseux. Voilà ce qui se disait. En atteignant la trentaine, 500 000 $ – et cette somme avait un vague parfum de médiocrité. À quarante ans, soit vous vous faisiez 1 million par an soit vous étiez timide et incompétent. Fonce maintenant ! Ce refrain martelait chaque cœur, comme une maladie du myocarde.
Extrait du Bûcher des vanités, traduit de l’anglais par Benjamin Legrand © Librairie Générale Française – Le Livre de poche © Tom Wolfe, 1987
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