La tentation est forte, en pleine crise, de se centrer sur le thermomètre le plus connu, et faisant partie de la boîte à outils et du langage commun. C’est donc le PIB, et, dans le cas de la crise sanitaire et de la période de confinement qui a suivi, sa spectaculaire rétractation qui sont largement mis en avant. Sont ainsi évoquées des récessions inédites de l’ordre de - 6 à - 12 % de perte de PIB en volume sur l’année. La plupart des économistes préconisent une relance massive pour amortir ces chocs et pour retrouver ces points de croissance perdus. Ils suggèrent souvent (à demi-mot ou de manière plus décomplexée) qu’il faudra ensuite abandonner ce keynésianisme de circonstance et revenir dès que possible aux dogmes orthodoxes : renouer avec la rassurante austérité budgétaire ; relancer la division internationale du travail et le commerce mondial ; affaiblir les quelques régulations environnementales jusqu’ici acquises pour « libérer la croissance » ; rogner à nouveau sur les dépenses publiques (dépenses sociales et services publics) pour apurer les dettes qui auront été accumulées et qui, sinon, « pèseront sur les générations futures ». Au total, l’unique objectif sera de retrouver le niveau de PIB perdu, voire d’accélérer le rythme pour rattraper les points perdus, en justifiant ainsi les raisons pour lesquelles de nouvelles offensives « réformatrices » seront hautement nécessaires. Finalement rien de neuf : on connaît par cœur le diagnostic et la panoplie des mesures de cette thérapie de choc.

Cette crise sanitaire, sociale et économique met pourtant au jour des dysfonctionnements majeurs qu’aucune croissance ne résoudra mécaniquement : ni les inégalités massives ni même d’autres crises qui attendent, en particulier celle liée au changement climatique et à la destruction massive de la biodiversité. C’est que le PIB, qui fournit une mesure de l’activité économique d’un pays donné, sur une année donnée, est totalement indifférent aux inégalités économiques, sociales, de logement, etc. Il ne dit rien non plus de toutes ces « richesses » non monétaires et non marchandes qui sont massivement créées en cette période de confinement et dont l’utilité sociale ne fait pas de doute : le travail éducatif qu’exercent les parents à la maison, la préparation des repas, l’ensemble de cette activité domestique intense, surmultipliée par manque de relais extérieurs. En « temps normal », l’activité domestique représente un volume de l’ordre de 30 % de l’activité du PIB. Il est fort probable que ce volume aura, pendant la période du confinement, explosé, sans qu’on ait pour l’instant d’éléments quantifiés. Le PIB ignore les solidarités de proximité et l’entraide informelle qui se développent sur les territoires, pour faire face aux situations d’isolement des plus fragiles, ou pour permettre l’accès à des biens de première nécessité. Le PIB enfin est parfaitement insensible aux dégradations de patrimoines, au premier rang desquels le « patrimoine » écologique, mais aussi le « patrimoine social », cette capacité que nous avons, ou pas, à vivre ensemble. Autrement dit, le PIB ne dit rien de l’hubris arrogante de notre modernité.

Depuis plusieurs décennies pourtant, des initiatives voient le jour, qui mettent à l’agenda ces éléments essentiels pour la soutenabilité des sociétés, ces véritables richesses. Elles conjuguent soutenabilité écologique et sociale et critiquent les injonctions à la « relance » tous azimuts, qui visent souvent, par paresse et par confort, une quête de croissance pour la croissance, sans que le sens du développement soit jamais interrogé ou débattu démocratiquement. Ces propositions réclament que le PIB soit au moins complété, voire remplacé par d’autres indicateurs de richesse. Des initiatives se développent partout en ce sens. Elles sont très diverses et aucune ne fait l’unanimité. Certains indicateurs sont de la famille des « PIB verts ». Ils ajustent le PIB en y intégrant les « plus » (par exemple, le bénévolat) et en y retranchant les « moins » (par exemple, la dégradation des services rendus par la nature). Ces PIB verts restent malheureusement arrimés au langage de la monnaie alors que ces richesses améliorées ou dégradées n’ont justement pas de prix. D’autres initiatives partent du point de vue de l’individu et proposent des indicateurs de satisfaction de vie ou de bonheur établis par sondage. Ils sont franchement peu appropriés en cette période où il est attendu que chacun, en acceptant de se confiner, renonce dans l’immédiat à une partie de ce qui lui apporte de la satisfaction en vue de préserver la santé de tous. D’autres indicateurs sont développés pour piloter la transition sociale et écologique. C’est sans doute ceux-là qui sont les plus prometteurs. Parmi eux, l’empreinte carbone ou, à défaut, les émissions de gaz à effet de serre, et les indicateurs de santé sociale sont des candidats utiles pour s’engager dans la transition sociale, écologique et sanitaire. On peut espérer que les premiers, qui ont trait à l’écologie, s’améliorent « grâce » à la crise sanitaire (certains analystes anticipent une réduction de près de 10 % des émissions de CO2 en 2020, tandis que l’accord de Paris sur le climat nécessiterait une diminution des émissions mondiales de gaz à effet de serre de 7,6 % par an entre 2020 et 2030 pour contenir l’augmentation des températures à 1,5 °C). Mais on peut aussi s’attendre à ce que, simultanément, les indices de santé sociale se dégradent du fait de l’impact du confinement sur les situations sociales – notamment celles des plus démunis – et sur les inégalités d’éducation et de santé.

L’urgente nécessité de s’engager dans une société post-croissance ne fait plus vraiment de doute. Elle devra s’accompagner d’indicateurs sur « ce qui compte vraiment », choisis via un processus délibératif. 

 

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