J’ai découvert l’acupuncture à l’occasion de mes voyages en Chine. Pendant un an, dans le cadre de mon projet Terracotta Daughters, j’ai multiplié les allers et retours entre New York, où je vis, et la ville de Xi’an. C’est là-bas que mon intuition m’a poussée à m’intéresser à l’acupuncture, que je me suis mise à pratiquer à la manière d’un rituel. À chaque descente d’avion, j’ai pris l’habitude de recourir aux aiguilles pour mieux supporter les décalages horaires. Pendant cette période de travail intense, l’acupuncture m’a soutenue à la manière d’une colonne vertébrale, me remettant régulièrement d’équerre. La technique me fascinait. Tout comme celle des ventouses, un autre outil utilisé dans la médecine traditionnelle, que j’observais dans les rayons des pharmacies chinoises. Visuellement, ces objets m’attiraient. J’étais captivée par la beauté des aiguilles en cuivre et des ventouses en verre.

En Chine, j’ai été assez dérangée par le contraste entre la place occupée par la médecine traditionnelle, qui repose sur le concept de l’équilibre du corps et de la nature, et la réalité sur le terrain. Au quotidien, j’observais un très fort déséquilibre environnemental. Je ne savais ni quoi manger ni quoi boire. L’eau était pleine de mercure et les fruits et légumes vendus dans la rue, sur les étals, pleins de pesticides. Ce paradoxe en tête, j’ai commencé à intégrer aiguilles et ventouses dans mes œuvres pour illustrer ce déséquilibre. J’ai commencé par les placer sur les visages des Terracotta Daughters, une armée de fillettes en terre cuite que j’avais créée pour aborder un autre type de déséquilibre propre à la Chine et à d’autres pays : le déséquilibre hommes-femmes. Leurs visages étaient couverts d’aiguilles, à tel point que cela en devenait presque menaçant. Les ventouses avaient l’air de champignons qui leur grignotaient le crâne. J’ai continué à travailler sur cette tension entre équilibre et déséquilibre les deux années qui ont suivi. En 2016, j’ai décidé de réunir l’ensemble de mes œuvres pour une exposition baptisée Imbalance. Six mois plus tard, en pleine préparation, j’apprenais que j’avais un cancer du sein. J’étais à mon tour déséquilibrée.

Je suis entrée dans le tunnel de la chimiothérapie qui présente un certain nombre d’effets secondaires, dont la potentielle détérioration des nerfs au bout des doigts. Étant artiste-sculpteur, j’étais très inquiète car mes mains sont mon premier outil de travail. Les préserver était essentiel pour moi. Or l’acupuncture a le pouvoir d’atténuer ces effets. Alors, avant et après chaque séance de chimio, on me piquait le bout des doigts. L’acupuncture me donnait le sentiment d’être proactive tandis que je subissais la chimio. Les aiguilles me ramenaient du côté de l’équilibre en faisant circuler l’énergie dans mon corps, des pieds à la tête en passant par les bras, par chaque organe. Comme un fluide, comme le sang. C’est une sensation très agréable qui s’ouvre sur de légers picotements au moment où les aiguilles sont placées, et se poursuit sous la forme d’un doux courant électrique proche de ce que l’on peut ressentir à travers la danse ou la transe. Lorsque mon exposition a ouvert deux mois plus tard, je n’avais plus ni cheveux ni sourcils… J’étais finalement plus déséquilibrée que mes œuvres. Et l’acupuncture, là encore, m’a soutenue comme un pilier. 

Quand les traitements ont pris fin, j’ai voulu réaliser une œuvre cathartique. À cette époque, j’étais moi-même confrontée à la reconstruction, à travers de multiples opérations. La maladie m’avait fait passer de l’état de sculpteur à celui de sculpture. J’avais besoin de faire le chemin inverse. C’est comme cela qu’est née L’Amazone, une statue en béton de près de cinq mètres de haut et recouverte de 6 000 bâtons d’encens, comme autant d’aiguilles d’acupuncture. Elle représente une femme à la manière du mythe grec des Amazones qui se coupaient un sein pour être plus habiles au tir à l’arc. À l’occasion d’une performance, avec mon outil de sculpteur, j’ai cassé son sein droit, dans un geste libérateur. Je redevenais sculpteur. Il y avait, dans cette performance, une référence à d’autres rituels qui existent à travers le monde, comme les mizuko kuyō, ces cérémonies japonaises destinées aux femmes après une fausse couche ou un avortement, ou les milagros au Mexique et les ex-voto brésiliens, ces offrandes faites à Dieu en remerciement d’une grâce qui nous a été accordée. 

Je garde de cette expérience chinoise le plaisir d’avoir appris d’une culture extrêmement différente de la nôtre et d’avoir découvert, en même temps, toutes leurs similarités. J’ai aimé chercher la similitude dans la différence. En médecine aussi, nous devrions pouvoir puiser dans chacune. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC 

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