« Ces médecines séduisent les milieux cultivés »
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Dans quel contexte est apparue l’homéopathie ?
L’homéopathie a été découverte à la fin du XVIIIe siècle par Samuel Hahnemann, un médecin allemand originaire de Saxe. Elle apparaît au même moment qu’une multitude de médecines hétérodoxes comme le magnétisme, dont le mesmérisme est la forme la plus à la mode, et la phrénologie, qui consistait à étudier la forme des crânes pour en déduire certaines prédispositions individuelles. Elles naissent au cœur de la médecine scientifique, puisqu’elles sont mises au point par des médecins diplômés et reconnus. Il est important de noter que ces médecines surgissent dans un contexte idéologique, culturel et politique assez particulier, celui de la Révolution française. À l’époque, on a la volonté de créer une nouvelle médecine de la même manière que l’on cherche à créer une nouvelle société. Il y a d’ailleurs une liaison très forte entre les médecins homéopathes et les membres du courant saint-simonien. Dans les deux cas, il y a la volonté de réconcilier le scientifique et le spirituel.
Pourquoi parler de médecines hétérodoxes et non de médecines alternatives ?
Le terme de « médecines alternatives » est inadéquat puisque, si l’on se penche sur leur évolution dans l’histoire, celles-ci se sont toujours développées en complémentarité avec la médecine officielle. C’est encore le cas aujourd’hui : mis à part quelques fanatiques qui se soignent uniquement par l’homéopathie ou par l’acupuncture, les défenseurs de ces approches sont souvent ouverts à la médecine académique. On ne peut pas non plus les qualifier de « médecines exotiques » car toutes, excepté l’acupuncture et la médecine ayurvédique, sont nées en Europe. « Médecines parallèles » ne convient guère mieux : au fil du temps, une bonne partie des découvertes issues de ces médecines ont été recyclées dans la médecine dite officielle. La phrénologie, par exemple, a mené à l’étude des localisations cérébrales. Le magnétisme, quant à lui, a débouché sur l’hypnose. Je préfère donc parler de « médecines hétérodoxes », un terme qui permet de dater leur apparition puisque, pour qu’il y ait médecine hétérodoxe, il faut qu’il existe une médecine orthodoxe. Or c’est au XVIIIe siècle que cette dernière commence à être définie autour de la notion d’observation. C’est l’émergence de la « médecine clinique », celle qui se fait au lit du malade.
Le surgissement de ces médecines hétérodoxes répond-il à un défaut de la médecine officielle ?
Oui, la médecine de l’époque est très frustrante. C’est une médecine qui connaît de mieux en mieux les maladies, qui sait les diagnostiquer, en expliquer éventuellement les causes, mais qui ne sait pas les soigner. Les médecins ont trois options : des traitements drastiques comme les saignées, attendre que la nature fasse son œuvre – la médecine expectante –, ou bien essayer tout et n’importe quoi. Dans ce contexte, l’homéopathie, qui repose sur le principe de similitude – à savoir que les substances qui provoquent la maladie sont aussi celles qui sont susceptibles de l’éradiquer si elles sont employées à petite dose – prétend être un mode de traitement efficace et rationnel.
Comment la communauté scientifique accueille-t-elle ces nouvelles médecines ?
Au début, les médecins ont un intérêt pour ces nouveautés, et en particulier pour le mesmérisme, qui nous paraît aujourd’hui un peu ridicule. En 1783, l’Académie des sciences passe de longues heures à examiner son bien-fondé et à en débattre. L’homéopathie et le magnétisme sont aussi examinés par l’Académie de médecine. Les positions sont très partagées.
Et du côté des patients ?
Ces médecines séduisent principalement les milieux cultivés. Les saignées, les purgatifs ne correspondent pas tellement au goût de l’aristocratie et de la bourgeoisie de la fin du XVIIIe siècle, qui penche pour des méthodes plus respectueuses de l’individu. Ils cherchent des solutions inédites. C’est assez comparable à la situation actuelle : les gens qui utilisent ce genre de médecine sont aussi ceux qui sont très sensibles à l’écologie, aux modes de vie alternatifs. Ce sont paradoxalement les individus les mieux intégrés dans la société : professeurs, médecins, cadres… L’un des bastions du mouvement antivaccinal est composé de professions médicales intermédiaires, principalement des infirmières et des assistantes sociales. Les gens du peuple, au contraire, préféraient les choses drastiques. Il fallait qu’un médicament ait un effet mesurable.
À partir de quand le regard sur l’homéopathie se dégrade-t-il ?
Vers 1830, lorsque les positions se durcissent, des deux côtés. Cela tient en partie à la personnalité particulière de Samuel Hahnemann, qui se présente comme une sorte de prophète. C’est aussi le cas du Dr Mesmer, à l’origine du mesmérisme, et du Dr Gall, inventeur de la phrénologie : des personnalités charismatiques qui réussissent à attirer autour d’eux des « disciples », voués corps et âme aux théories qu’ils défendent. Cela vire un peu au fonctionnement religieux, voire parfois sectaire. C’est ce qui est arrivé dans le cas de Hahnemann. Il ne supportait pas la contestation. Sa vision de l’homéopathie se radicalisant au fil de sa carrière, et de plus en plus de gens pensant qu’il allait trop loin, il s’est mis à les traiter de tous les noms.
Cet épisode est d’ailleurs à l’origine d’une scission parmi les homéopathes à partir de 1828-1830, qui existe encore aujourd’hui : d’un côté, les homéopathes « hahnemanniens », fidèles à la dernière pratique de Hahnemann, à savoir que l’on adapte le traitement en fonction du malade et non de la maladie, et que l’on ne donne qu’un médicament à la fois ; de l’autre, ceux qui trouvaient que Hahnemann était trop systématique ont donné naissance à l’homéopathie éclectique, aujourd’hui majoritaire en France. Dans ce cadre, on utilise l’homéopathie comme on pourrait utiliser autre chose, on prescrit des médicaments composés de plusieurs éléments comme l’Oscillococcinum, et on soigne généralement en fonction des symptômes et non des caractéristiques de chaque individu. Le débat sur l’homéopathie reste néanmoins ouvert jusqu’en 1835. Cette année-là, à l’Académie de médecine, une petite majorité décide que cette pratique n’a pas lieu d’être.
Comment expliquer que l’homéopathie ait survécu malgré tout ?
À l’époque, l’homéopathie est surtout pratiquée par des docteurs en médecine. Leur diplôme les protège et leur assure une liberté de prescription plus grande qu’aujourd’hui. Les homéopathes ont donc pu continuer à prescrire après 1835. L’homéopathie a non seulement survécu, mais elle a même bénéficié d’un véritable retour en grâce, y compris dans les milieux médicaux, à partir de 1919. Cette période ne s’est pas refermée, mise à part une parenthèse entre 1945 et 1960, époque où triomphent les antibiotiques. Le début du XXe siècle marque l’amorce des critiques à l’encontre de la médecine technicienne, qu’on accuse d’être dure, de négliger l’individu, de ne soigner que les cellules et les tissus. De grands médecins, au cœur du système, accordent du crédit à l’homéopathie parce qu’elle représente pour eux la médecine holistique, que l’on appelle parfois la médecine néo-hippocratique, qui prend l’individu comme un tout. Un dialogue se crée entre les homéopathes et le reste des médecins. On les invite dans les sociétés savantes. En France, en 1926, est créée la première industrie de pharmacie homéopathique avec les Laboratoires homéopathiques de France, puis en 1932 avec les Laboratoires homéopathiques modernes, deux institutions dont Boiron est l’héritier. Et en 1938, avant même la création de la Sécurité sociale, on décide de rembourser l’homéopathie à travers les Assurances sociales.
L’homéopathie fait de nouveau l’objet de vives critiques. L’histoire se répète-t-elle ?
Peut-être arrivons-nous à un tournant, la fin du cycle dont nous venons de parler, durant lequel l’homéopathie a acquis une légitimité. On assiste à un vrai durcissement après une longue période de tolérance. La récente pétition des 124 professionnels de la santé du collectif Fakemed ne demande pas seulement le déremboursement des médicaments homéopathiques, mais appelle aussi à déchoir de leur titre de docteur en médecine ses pratiquants. C’est du jamais-vu ! Avant, les critiques émanaient toujours de l’Académie de médecine. Les dernières en date remontent à 2004. À l’époque, le ministre de la Santé Philippe Douste-Blazy avait refusé de dérembourser une médecine à laquelle recourent, au moins une fois dans l’année, la moitié des Français. Cette fois-ci, les critiques viennent de jeunes praticiens. Ça me paraît tout à fait nouveau et étonnant. Mais cette crispation n’est pas propre au milieu médical, elle est dans l’air du temps. Cette montée de l’intolérance vaut pour bien d’autres domaines.
Propos recueillis par MANON PAULIC
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