C’est en 1886-1887, avant son séjour à Pont-Aven (1888) et surtout son premier séjour à Tahiti (1891-1893), que Paul Gauguin se lance dans le travail de la céramique, espérant gagner un peu d’argent. Cette technique dans laquelle l’artiste va se plonger, réalisant en tout une centaine d’œuvres, l’occupe au cours de différentes périodes parisiennes et ce jusqu’en 1895, soit pendant dix ans.

Les créations en céramique (vases avec personnages, pots anthropomorphes, jardinières, figures…) sont une synthèse de ses recherches esthétiques marquées, en peinture, par une fuite du monde occidental industrialisé au profit d’un monde archaïque – la Bretagne –, dans lequel il serait question de retrouver une forme d’état vierge de l’homme, une vie « en sauvage », selon les mots de Gauguin, ce qu’il recherchera en s’embarquant par deux fois pour la Polynésie.

La terre, matériau par excellence des origines de la sculpture, qui incarne symboliquement les prémices de la création, trouve ainsi sa place légitime dans cette quête artistique menée par Gauguin.

« La céramique n’est pas une futilité. Aux époques les plus reculées, chez les Indiens de l’Amérique, on trouve cet art constamment en faveur. Dieu fit l’homme avec un peu de boue. Avec un peu de boue on peut faire du métal, des pierres précieuses, avec un peu de boue et aussi un peu de génie ! N’est-ce donc point là une matière intéressante ? », écrit Gauguin en 1889 dans ses Notes sur l’art à l’Exposition universelle.

En cette fin de XIXe siècle, plusieurs artistes (Auguste Rodin, Jean Carriès, Paco Durrio, Alexandre Charpentier) renoueront avec ce matériau délaissé dans le champ de la sculpture et qui appartient surtout à l’univers des arts décoratifs. Se souviennent-ils alors des sculptures en céramique de Luca Della Robbia, réalisées à la Renaissance et vues lors de leurs périples italiens, rares exemples d’œuvres de ces années avec les travaux de Bernard Palissy ?

La période est à l’abolition de la frontière entre les arts dits majeurs, ou beaux-arts, et les arts mineurs. Le mouvement Arts and Crafts (1888), soutenu par William Morris et John Ruskin, prône notamment l’idée de l’artiste-artisan et de l’artisan-artiste, ainsi que l’emploi d’une diversité de matériaux. À ce titre, la céramique va contribuer à renouveler le langage de la sculpture en réintroduisant la question de la polychromie, longtemps abandonnée dans la création tridimensionnelle alors qu’elle en a été aux fondements dès l’Antiquité.

Ainsi, sous les mains de Gauguin naîtront surtout des grès (la découverte des grès japonais à l’Exposition universelle de 1878 sera essentielle pour nombre d’artistes), qu’il faut cuire à grand feu et dont il aime la surface rugueuse et austère : « Je cherche, explique Gauguin, le caractère dans chaque matière. Or le caractère de la céramique grès est le sentiment du grand feu. »

Gauguin aborde la céramique en peintre, non en sculpteur ou en céramiste, s’offrant des libertés dans la représentation des motifs, mais aussi dans l’utilisation de la couleur, ce que permettent les différents effets d’émaillage. À ses débuts, en 1886-1887, il se fait d’abord aider par le céramiste Ernest Chaplet et crée cinquante-cinq pièces. Dix ans plus tard, dans son texte Oviri (1895), Gauguin reviendra sur le renouveau qu’il a apporté dans l’art de la céramique. Réalisée en 1894, la sculpture du même nom, Oviri (un mot qui signifie « sauvage »), en est l’exemple même. Elle reste aussi, parmi les créations en céramique de Gauguin, celle qui est la plus identifiable de toutes par sa singularité ainsi que par sa taille – importante pour une céramique – de soixante-quinze centimètres de hauteur. Oviri est une figure mi-femme, mi-déesse à l’immense chevelure, entourée d’animaux (loups) maléfiques, que Gauguin voit, selon les mots qu’il envoie à Stéphane Mallarmé en 1895, comme une « étrange figure, cruelle énigme » évoquant l’image de la vie et de la mort.

L’apport de Gauguin sera supplanté par les réalisations de Jean Carriès, dont l’étrangeté marquera les artistes de cette fin de siècle. Et si aujourd’hui la céramique est devenue un matériau à la mode, largement utilisé par nombre d’artistes qui s’essaient à cette « expérience du faire », des créateurs tels Elsa Sahal, Elmar Trenkwalder ou Johan Creten lui sont redevables d’avoir considéré cette matière comme un moyen de repenser la sculpture. « De toutes les céramiques de Gauguin, explique Elsa Sahal, celle qui me fascine le plus est Oviri car Gauguin s’éloigne de la question du contenant. Son corps est résolument vertical. Par la qualité de sa présence on dirait qu’elle incarne l’humanité tout entière. Cette figure de divinité ou d’esprit se tient debout avec autorité, mais c’est comme si elle était sur le point de s’effondrer car elle semble traversée par nos pulsions de mort. C’est une œuvre qui a le même caractère prophétique que l’Angelus novus de Paul Klee. » Et ce n’est pas la moindre de ses qualités. 

 

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