Militants au sein d’un réseau d’associations et de personnes mobilisées sur les questions de justice sociale et environnementale, Didier Minot et Valérie M. dénoncent les dysfonctionnements systémiques à l’intérieur des caisses d’allocations familiales (CAF), liés notamment à la dématérialisation du système. 

 

Quels dysfonctionnements dénoncez-vous au sein des CAF ?

Rappelons pour commencer que les CAF versent les allocations familiales mais aussi les aides au logement, le RSA et une trentaine d’autres aides. Au total, cela concerne des millions d’allocataires et certains dépendent littéralement de cet argent pour vivre. L’affaire a commencé lorsque plusieurs associations de solidarité, à Mulhouse, à Paris et ailleurs, ont signalé que des personnes subissaient, sans explication, des suspensions dans le versement de leurs aides ou des demandes de remboursement. Nous avons lancé un appel à témoignages, et ils sont arrivés en avalanche : des dizaines de cas d’erreurs de calcul, de pratiques discriminatoires, de contrôles abusifs… Une femme qui touche l’allocation adulte handicapé, par exemple, a subi cinq contrôles de sa situation en quinze mois. À chacun d’entre eux, ses droits étaient suspendus pendant plusieurs mois et elle se retrouvait sans aucune ressource. Cela a eu des impacts sur sa santé, elle a développé des troubles du comportement. Une autre personne s’est retrouvée réduite à la mendicité. On est dans la maltraitance institutionnelle.

Ne s’agit-il pas de cas isolés ?

Non, il s’agit bien d’un problème massif et systémique, lié à au moins trois éléments : l’algorithme de ciblage qui détermine les contrôles, les logiciels qui calculent les droits, et les réductions d’effectif dans les CAF. Pour démêler l’écheveau, nous avons travaillé avec des experts des questions administratives, des avocats et des juristes, des travailleurs sociaux ou encore des spécialistes du numérique. À gros traits, on peut distinguer deux types de problèmes : des contrôles abusifs et des erreurs dans les calculs des aides.

Commençons par les contrôles. Que relevez-vous d’anormal ?

La CAF collecte en moyenne mille données sur chaque allocataire. À partir de ça, un algorithme de ciblage fait du data mining, c’est-à-dire de la récolte de données. Il a pour mission – c’est le terme officiel – d’établir le « score de risque de fraude » de chaque dossier. Notez qu’on parle d’emblée de « fraude », alors qu’il peut s’agir d’erreurs involontaires ; il y a une suspicion généralisée à l’encontre des allocataires les plus vulnérables.

 « Une allocataire privée de ses aides a été réduite à la mendicité. C’est de la maltraitance institutionnelle »

Ces contrôles automatisés sont massifs : en 2021, on en dénombre 31,6 millions. Or, dans de nombreux cas, ils sont assortis d’une suspension préventive des allocations. On a eu des situations de familles à qui on coupait toutes les aides pendant des mois, ce qui ne respecte pas l’obligation légale du « reste à vivre », qui veut que les créanciers laissent aux personnes de quoi subvenir à des besoins de base. En conséquence, ces gens accumulent des dettes de logement, des frais bancaires, des agios… On peut très facilement s’enfoncer.

Comment expliquer cette situation ?

Il y a tout d’abord une politique du chiffre : les contrôleurs assermentés sont payés en partie au rendement ! Et la loi leur attribue des prérogatives d’enquêteur de police : ils peuvent consulter vos factures d’énergie, votre compte en banque… Une femme s’est par exemple vue accusée de fraude parce qu’elle n’avait pas déclaré des virements reçus de ses grands-parents. En creux, cela traduit l’obsession politique pour les fraudes aux aides sociales, un thème récurrent de la droite et de l’extrême droite. Pourtant, les « omissions intentionnelles et fausses déclarations » avérées ont représenté 0,39 % des aides versées en 2021, selon la Cour des comptes. C’est un montant trente fois inférieur à celui estimé des fraudes aux cotisations sociales, par exemple.

En dehors des contrôles, vous relevez des problèmes au niveau du calcul des aides ?

Oui, des erreurs récurrentes. Des colocations sont assimilées à du concubinage, par exemple, ce qui entraîne une réduction des aides des deux personnes. Autre exemple : les textes prévoient qu’en cas de garde partagée, les deux parents se répartissent les APL. Mais ce n’est pas appliqué. Depuis 2017, 2 500 postes ont été supprimés dans les CAF, alors même que les missions se sont complexifiées. Le système repose sur des logiciels, qui ne sont pas totalement adaptés à la complexité de la législation. Des mathématiciens de l’Inria ont démontré, à partir de bouts de programmes servant au calcul des aides au logement, que les développeurs informatiques tranchent dans le vif lorsqu’ils conçoivent leurs programmes : ils pratiquent des interprétations et des simplifications de la loi.

D’autres récits d’allocataires font état de retards à répétition dans le traitement de leurs dossiers et donc dans le versement de leurs aides. Cela rejoint les témoignages d’agents des CAF, qui rapportent de bugs à répétition dans les logiciels et se sont même mis en grève en 2021. Des syndicalistes de la CAF du Doubs, par exemple, décrivent un système informatique qui bloque des dossiers pendant plusieurs mois, ou qui génère des centaines de trop-perçus fictifs durant le week-end… Les représentants craignent des burn-out au sein du personnel. Bien sûr, les allocataires peuvent faire des recours, mais les délais sont extrêmement longs. Et le tribunal aura tendance à prioriser d’autres affaires que la pauvre famille à qui on a volé 2 000 euros.

Que recommandez-vous face à cette situation ?

Avec les grands mouvements d’aide aux démunis, nous demandons de nouvelles orientations pour remettre l’humain et le droit au cœur de l’action des CAF. Que les décisions de trop-perçu ou de fraude soient motivées. Que les allocataires aient les informations pour pouvoir se défendre. Que les prestations continuent d’être versées en cas de contrôle jusqu’à la décision finale.

Mais le plus important consiste à remettre des agents correctement formés au guichet – et non des contractuels ou même des « bots » (des robots), comme c’est le cas actuellement. Chaque agent doit avoir la main sur la machine et être en mesure d’expliquer les raisons d’un indu ou d’une baisse de prestation.

La situation actuelle n’a pas de sens, elle est génératrice de désordre et de coûts supplémentaires. C’est le règne de la courte vue, contre l’intérêt général et contre la prise en compte des personnes qui vivent dans la précarité. Finalement, c’est l’unité de la nation qui se cache derrière ces questions. .

 

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER

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