Pandémie, confinements, inflation… Quels impacts ont ces chocs sur la pauvreté en France ?

L’impact du Covid aurait pu être catastrophique mais la réponse publique, qu’on peut applaudir ou critiquer selon son bord politique, a été extrêmement performante pour amortir ce choc. Notamment à travers le chômage partiel. C’est contre-intuitif mais, dans les chiffres officiels, il n’y a pas eu d’aggravation de la pauvreté – on reste autour de 14 % de la population.

Pour l’inflation et la guerre en Ukraine, on ne dispose pas encore de chiffres officiels. Le choc économique n’est pas aussi puissant que lors du Covid, mais l’inflation a un impact plus important sur les niveaux de vie des ménages modestes. Les associations comme les Restos du cœur notent une augmentation conséquente de la fréquentation de leurs distributions alimentaires.

Un point qui peut rassurer, c’est que le RSA, les prestations sociales ou le Smic sont plutôt bien indexés sur l’inflation. Mais pour les personnes qui travaillent au noir, les petits employés, les indépendants, là le choc est considérable : leurs revenus ne suivent pas la hausse des prix et leur protection sociale est plus faible.

« Le système à la française, qui a ses limites, est quand même très réactif et puissant pour amortir les crises sociales et économiques »

Paradoxalement, je ne pense pas que les chiffres de la pauvreté évoluent fortement à la hausse, et ce, en raison d’une faille : les personnes les plus démunies, comme les SDF ou les sans-papiers, échappent aux statistiques. Pour être comptabilisé comme un ménage pauvre, il faut un toit et un état civil en règle.

En perspective, sans être d’un optimisme délirant, le système à la française, qui a ses limites, est quand même très réactif et puissant pour amortir les crises sociales et économiques.

Comment a évolué le profil des personnes qui vivent dans la pauvreté ?

Historiquement, après-guerre, la pauvreté concernait avant tout des personnes âgées. Au tournant des années 1970-1980, les systèmes de retraite les protégeant mieux, ce problème a basculé vers les plus jeunes. Aujourd’hui, le taux de pauvreté se situe à 15 % pour la population générale, mais il atteint 20 % pour les jeunes ménages et moins de 10 % pour les plus de 65 ans.

Deuxième transformation : auparavant, la pauvreté affectait surtout les familles nombreuses. À présent, elle touche d’abord les familles monoparentales.

« La bascule la plus radicale dans la pauvreté, c’est la séparation »

Enfin, les actifs ne sont plus épargnés : la pauvreté a plutôt régressé parmi les salariés, mais elle a augmenté du côté des chômeurs et des indépendants. Les emplois liés à l’ubérisation – ce que j’appelle le « larbinat numérique » – sont si mal rémunérés que ceux qui les occupent restent souvent sous le seuil de pauvreté. Et, en cas de maladie ou de chômage, ils ne bénéficient de presque aucune protection en matière de revenus. Il y a donc de fortes inégalités liées aux statuts professionnels.

Des réformes comme celle de l’assurance chômage, dont l’une des conséquences est que les allocataires ne savent plus à combien ils ont droit, contribuent-elles à la pauvreté ?

Au-delà du chômage, il existe un grand brouillard sur ce à quoi on peut prétendre quand on a des difficultés. Même les experts ont du mal à s’y retrouver. Personne n’a donc une vue d’ensemble du système ! C’est compliqué aussi pour les gestionnaires de ce système. Mais surtout, et c’est le plus grave, pour les destinataires de ces politiques. D’où les chiffres impressionnants de non-recours : pour le seul RSA, 30 % des bénéficiaires potentiels ne le réclament pas. Les gens peuvent aussi oublier de faire valoir leur retraite complémentaire.

La première chose à faire serait donc de simplifier les aides ?

Tout le monde le dit, mais simplifier… c’est compliqué. Les réponses à la pauvreté se sont additionnées au fil du temps de façon peu coordonnée. Chacune a sa logique, son public cible. On aspire à simplifier, ce qui appelle des traitements de masse, plus généraux, mais, dans le même temps, on cherche à personnaliser le système, à l’adapter à des situations individuelles.

Cela amène à des propositions de revenu universel, de prestation sociale unique. Ce sont de gigantesques chantiers, qui ont leur légitimité. Mais mon sentiment, c’est que cela ne changerait pas nécessairement la donne. Ce qui peut la changer, c’est l’accompagnement. Plus vous êtes dans une situation compliquée, plus vous avez d’interlocuteurs – à la mairie, au département, dans les CAF, à la maison des personnes handicapées… – et plus vous devez être spécialiste de la bureaucratie de l’aide à la française. On pourrait imaginer qu’un seul niveau de collectivité locale s’occupe du travail social, par exemple. Et surtout qu’on ait un référent social unique, comme on a un seul médecin traitant.

« Au-delà du chômage, il existe un grand brouillard sur ce à quoi on peut prétendre quand on a des difficultés »

Certains projets du gouvernement actuel vont dans ce sens, comme « France Travail », pour rapprocher les différentes agences chargées du chômage. On pourrait être plus ambitieux et lancer un projet « France Accompagnement ».

Autre idée qui se développe : la « solidarité à la source ». Tout comme on prélève les impôts à la source, on pourrait repérer dans les fichiers que votre situation vous donne droit à telle ou telle aide sociale, et vous la verser. Cela renverserait la logique. La mesure a été annoncée et doit être déployée.

Jusqu’ici, on n’a parlé que d’argent. La pauvreté est-elle seulement monétaire ?

Le terme consacré – et les associations le répètent sur tous les tons –, c’est qu’elle est multidimensionnelle. Elle concerne vos conditions de vie, votre logement, votre santé, vos perspectives, la mobilité sociale de vos enfants… Elle inclut aussi les questions d’isolement, et là, ça se joue à l’échelle des municipalités, en organisant des rencontres, des activités communes.

La fracture numérique représente une autre source de fragilité. Il y a quinze ans, avoir un portable était un signe de richesse. Aujourd’hui, si vous n’en avez pas, vous ne pouvez pas vivre comme les autres. Les services publics et privés se dématérialisent. Beaucoup de personnes trouvent ça très bien, ça leur évite de perdre du temps à un guichet, mais d’autres – et pas seulement des seniors – cumulent les difficultés sociales et les difficultés numériques : elles n’ont pas les équipements qu’il faut pour se connecter, ne savent pas s’en servir ou vivent en zone blanche. Et là, il faut de la relation humaine. Les services publics ne peuvent pas être intégralement déshumanisés.

Quels devraient être les autres grands réflexes pour faire face à la pauvreté ?

Il y a deux sujets capitaux à mes yeux : l’emploi et la famille.

Sur l’emploi, depuis une vingtaine d’années, les politiques publiques se concentrent sur l’incitation à travailler. C’est une idée assez sarkozyste mais, à la suite du mouvement des Gilets jaunes, il a par exemple été décidé d’augmenter de cent euros le revenu des travailleurs au Smic, à travers la prime d’activité.

Plus largement, tout ce qui relève du maintien dans l’emploi est primordial : les formations utiles, l’insertion par le travail, les « contrats d’engagement jeune » qui permettent à ce public de trouver des opportunités de carrière… Si l’emploi n’est pas une solution à tous les maux, le chômage est souvent le début de tous les problèmes. Des expérimentations comme les « Territoires zéro chômeur » se déploient, ce qui est judicieux également.

Mais on peut penser aussi que la santé est capitale. Tout comme le logement – comment faire par exemple pour que les saisonniers ou les salariés modestes trouvent à se loger dans les zones touristiques ou les métropoles ?

« Si ces personnes ne sont pas satisfaites de l’aide qui leur est apportée, elles devraient pouvoir le dire et ça devrait pouvoir transformer le système »

Tout ce qui facilite la mobilité va également dans le bon sens : le covoiturage organisé, les transports publics gratuits comme à Compiègne, les garages solidaires, tout cela est bon pour l’emploi et, pour l’environnement, c’est formidable. Et ça ne se décide pas de Paris, ça se décide localement.

Les associations sont-elles porteuses d’innovations intéressantes ?

Un certain discours prétend que la puissance publique serait ringarde, aveugle aux territoires, tandis que les associations seraient présentes sur le terrain et capables d’innovation. C’est trop manichéen.

Globalement, depuis vingt ou trente ans, le système d’aide sociale permet de diminuer les difficultés des personnes pauvres et d’éviter une explosion du taux de pauvreté. Et les pouvoirs publics tentent de remédier à leurs erreurs. Après le mouvement des Gilets jaunes, par exemple, des maisons France services ont été mises en place, qui proposent une sorte de guichet unique des services publics à l’échelle des cantons. Il faut nuancer l’idée d’un État bureaucratique. Mais chacun est persuadé que son initiative va être miraculeuse, alors que ce n’est évidemment pas le cas.

Vous parliez aussi de la question familiale.

Oui, on l’oublie souvent mais la bascule la plus radicale dans la pauvreté, c’est la séparation. Vous aviez des revenus en commun, des économies d’échelle qui n’existent plus, et vous vous retrouvez sous le seuil de pauvreté.

Ça peut faire sourire, mais je crois beaucoup au conseil conjugal comme prévention de la pauvreté. Dans certaines situations, bien sûr, il faut se séparer – et même le plus vite possible s’il y a des violences. Néanmoins, dans bien d’autres cas, on se pose des questions, on hésite... Il faudrait une aide publique pour essayer de rester ensemble. Je ne dis pas ça pour m’immiscer dans la vie des gens ! Du strict point de vue des finances publiques, les séparations sont une catastrophe.

Il faudrait même aider à la recomposition familiale – la meilleure solution aux difficultés des familles monoparentales, c’est la biparentalité ! Une émission comme Le bonheur est dans le pré [qui aide des célibataires du monde agricole à trouver l’amour, NDLR] devrait être soutenue par les collectivités locales.

Les personnes concernées par la pauvreté sont-elles assez écoutées ?

Elles sont beaucoup plus écoutées qu’avant, mais ce n’est toujours pas suffisant. On ne les prend pas au sérieux. J’ai un souvenir marquant du Grenelle de l’insertion, en 2008, lorsqu’il s’agissait de mettre à plat les politiques de lutte contre la pauvreté. Je discutais avec des personnes vivant dans la pauvreté et elles me disaient : « On passe notre temps à être évalués par les services ; on voudrait pouvoir évaluer nos travailleurs sociaux. » J’avais trouvé ça révolutionnaire : si ces personnes ne sont pas satisfaites de l’aide qui leur est apportée, elles devraient pouvoir le dire et ça devrait pouvoir transformer le système. J’imagine bien les levées de boucliers que ça peut entraîner, mais ce sont les usagers qui l’ont proposé ! Si on doit écouter les gens, qu’on le fasse vraiment. 

 

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER

 

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