Une vie de plaisanteries et de silences volontaires
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J’ai été l’assistant de Milan Kundera pendant toute la décennie 1980. Ce rôle d’assistant, prolongé par une amitié de plus de quarante ans, ne me donne aucune légitimité à parler de lui, ni de sa personne, ni de sa vie, mais il m’oblige. À quoi ? C’est ce que je voudrais tenter de découvrir dans ce texte.
Je l’ai rencontré pour la première fois à l’automne 1980 pour une interview dans Libération et ensuite pour un autre entretien à la demande de la Paris Review de New York pour sa célèbre série « Writers at work ». Antonin Liehm, le directeur de la Lettre internationale nous a demandé plus tard une suite pour le numéro 4 de sa revue. Ces entretiens ont fait l’objet de plusieurs versions successives.
Nous avions commencé par enregistrer nos discussions au magnétophone. Un jour, le magnétophone s’est enrayé et le ruban d’enregistrement est sorti de la cassette pour se retrouver en pelote sur le tapis. Nous avons décidé alors de cesser les enregistrements et de passer directement à l’écrit. Au lieu du magnétophone, une machine à écrire, des ciseaux et un tube de colle. Aussitôt tapées, les pages étaient corrigées à la main, couvertes de ratures, découpées en bandes et recollées comme lors du montage d’un film. Parfois même Kundera griffonnait dans la marge des dessins, comme l’atteste une page du manuscrit publiée dans la Paris Review. Peu à peu, au milieu de ces monceaux de chutes de papier et après plusieurs réécritures successives, un texte a émergé.
Une machine à écrire mécanique au clavier tchèque trônait sur une simple table à tréteaux. Sur les étagères de sa bibliothèque se côtoyaient les romans de Kafka, Broch, Musil, Gombrowicz
De 1981 à 1982, j’ai eu la chance de côtoyer Kundera plusieurs fois par semaine jusqu’à ce qu’il me propose de devenir son assistant à l’EHESS, fonction que j’ai occupée de 1982 à 1988. La composition et l’édition de L’Art du roman est venue se greffer sur cette collaboration. Nos rencontres avaient lieu dans son appartement mansardé près de Montparnasse. Nous travaillions dans la petite pièce que Kundera utilisait comme bureau. Une machine à écrire mécanique au clavier tchèque trônait sur une simple table à tréteaux.
Sur les étagères de sa bibliothèque se côtoyaient les romans de Kafka, Broch, Musil, Gombrowicz, qui n’ont cessé d’accompagner sa réflexion sur le roman et des livres de philosophie et de musicologie… Pour les amateurs de clichés biographiques, précisons que cette pièce ressemblait plus à une chambre d’étudiant qu’au bureau d’un auteur mondialement connu. Sur l’un des murs, deux photographies épinglées côte à côte : l’une de son père, un pianiste célèbre dans son pays, l’autre du compositeur tchèque Leoš Janáček.
Au cours de ces séances de travail, nous plaisantions souvent sur nos rôles respectifs d’interviewer et d’interviewé. Le rituel de l’interview dans lequel chacun argue de son indépendance pour exiger le respect de l’énoncé ou le choix des questions était sans cesse relativisé, bousculé. Parfois, en développant une idée, Milan introduisait une question de son cru, comme s’il se questionnait lui-même. D’autres fois, je lui suggérais de développer une réponse qu’il n’avait fait qu’esquisser ou au contraire de couper une répétition. « Tu es un biffeur de génie ! » s’amusait-il. Il m’est arrivé de protester contre une question qu’il me suggérait et que je trouvais par trop naïve. Il répondait en riant : « Il faut bien que tu poses des questions bêtes pour que mes réponses aient l’air intelligentes. »
L’esprit de « non-sérieux » n’était pas un vain mot. Les blagues fusaient à tout moment. Lorsque notre entretien est paru dans La Lettre internationale, j’ai découvert que Kundera, trouvant sans doute ma bibliographie trop succincte – je n’avais alors publié qu’un seul livre, ma thèse –, lui avait adjoint un livre que je n’avais pas écrit : La Réduction amoureuse, publiée aux éditions Z, qui n’existaient pas plus que le livre qu’il me prêtait ! Le titre faisait écho à certaines de nos conversations privées et qui sont destinées à le rester. Il n’empêche, à l’époque, je m’étais juré d’écrire un jour ce livre, ne serait-ce que pour sauver la blague qui l’avait inspiré. Un livre né d’une blague ! Quoi de plus kunderien !
Il m’avait raconté comment il avait écrit ses romans à Prague. Exclu de toute vie sociale, il les dictait le soir à sa femme Vera en buvant du vin et en faisant les cent pas dans leur appartement. « J’ai écrit mes romans pour faire rire Vera ! »
Il m’avait raconté comment il avait écrit ses romans à Prague après l’invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968. Privé de son emploi de professeur à l’École de cinéma et exclu de toute vie sociale, il les dictait le soir à sa femme Vera, en buvant du vin et en faisant les cent pas dans leur appartement. « J’ai écrit mes romans pour faire rire Vera ! »
Pourtant son travail de romancier n’a rien de spontané. Plus qu’un styliste, Kundera est un compositeur, féru de musicologie. Dans les entretiens pour la Paris Review, la métaphore musicale est omniprésente. « Les chapitres sont comme les mesures d’une partition musicale ! expliquait-il. J’ai d’abord pensé à L’Insoutenable Légèreté de l’être de manière musicale. Je savais que la dernière partie devait être pianissimo et lento : elle se concentre sur une période assez courte, sans incident, en un seul endroit, et le ton est calme. Je savais aussi que cette partie devait être précédée d’un prestissimo : c’est la partie intitulée « La Grande Marche ».
Ces entretiens trouveront leur forme définitive, après moult retouches, dans L’Art du roman (Gallimard, 1986), son premier essai écrit en français. Vera Kundera me disait encore récemment que c’était le deuxième livre le plus vendu en Chine, après L’Insoutenable Légèreté de l’être. « Les Chinois qui veulent comprendre l’Europe lisent L’Art du roman », m’a-t-elle confié.
L’entretien sur l’art de la composition a été pu


« L’exil a fait de nous des amis »
Sylvie Richterová
Comment avez-vous connu Milan Kundera ?
Pour moi, Milan a toujours existé. Je suis née à Brno, dans sa ville natale. J’ai grandi enfant dans le même quartier que lui et je me souviens qu’il y avait plusieurs recueils de ses poèmes dans la bibliothèque de mes parents. Je …
[Par hasard]
Robert Solé
Même ceux qui ne l’ont pas lu peuvent citer L’Insoutenable Légèreté de l’être, un titre de roman magique, au même titre si l’on peut dire qu’À la recherche du temps perdu, Voyage au bout de la nuit, J’irai cracher sur vos tombes ou Cent ans de solitude…
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Pour moi, Milan a toujours existé. Je suis née à Brno, dans sa ville natale. J’ai grandi enfant dans le même quartier que lui et je me souviens qu’il y avait plusieurs recueils de ses poèmes dans la bibliothèque de mes parents. Je …