J’ai été l’assistant de Milan Kundera pendant toute la décennie 1980. Ce rôle d’assistant, prolongé par une amitié de plus de quarante ans, ne me donne aucune légitimité à parler de lui, ni de sa personne, ni de sa vie, mais il m’oblige. À quoi ? C’est ce que je voudrais tenter de découvrir dans ce texte.

Je l’ai rencontré pour la première fois à l’automne 1980 pour une interview dans Libération et ensuite pour un autre entretien à la demande de la Paris Review de New York pour sa célèbre série « Writers at work ». Antonin Liehm, le directeur de la Lettre internationale nous a demandé plus tard une suite pour le numéro 4 de sa revue. Ces entretiens ont fait l’objet de plusieurs versions successives.

Nous avions commencé par enregistrer nos discussions au magnétophone. Un jour, le magnétophone s’est enrayé et le ruban d’enregistrement est sorti de la cassette pour se retrouver en pelote sur le tapis. Nous avons décidé alors de cesser les enregistrements et de passer directement à l’écrit. Au lieu du magnétophone, une machine à écrire, des ciseaux et un tube de colle. Aussitôt tapées, les pages étaient corrigées à la main, couvertes de ratures, découpées en bandes et recollées comme lors du montage d’un film. Parfois même Kundera griffonnait dans la marge des dessins, comme l’atteste une page du manuscrit publiée dans la Paris Review. Peu à peu, au milieu de ces monceaux de chutes de papier et après plusieurs réécritures successives, un texte a émergé.

Une machine à écrire mécanique au clavier tchèque trônait sur une simple table à tréteaux. Sur les étagères de sa bibliothèque se côtoyaient les romans de Kafka, Broch, Musil, Gombrowicz

De 1981 à 1982, j’ai eu la chance de côtoyer Kundera plusieurs fois par semaine jusqu’à ce qu’il me propose de devenir son assistant à l’EHESS, fonction que j’ai occupée de 1982 à 1988. La composition et l’édition de L’Art du roman est venue se greffer sur cette collaboration. Nos rencontres avaient lieu dans son appartement mansardé près de Montparnasse. Nous travaillions dans la petite pièce que Kundera utilisait comme bureau. Une machine à écrire mécanique au clavier tchèque trônait sur une simple table à tréteaux.

Sur les étagères de sa bibliothèque se côtoyaient les romans de Kafka, Broch, Musil, Gombrowicz, qui n’ont cessé d’accompagner sa réflexion sur le roman et des livres de philosophie et de musicologie… Pour les amateurs de clichés biographiques, précisons que cette pièce ressemblait plus à une chambre d’étudiant qu’au bureau d’un auteur mondialement connu. Sur l’un des murs, deux photographies épinglées côte à côte : l’une de son père, un pianiste célèbre dans son pays, l’autre du compositeur tchèque Leoš Janáček.

Au cours de ces séances de travail, nous plaisantions souvent sur nos rôles respectifs d’interviewer et d’interviewé. Le rituel de l’interview dans lequel chacun argue de son indépendance pour exiger le respect de l’énoncé ou le choix des questions était sans cesse relativisé, bousculé. Parfois, en développant une idée, Milan introduisait une question de son cru, comme s’il se questionnait lui-même. D’autres fois, je lui suggérais de développer une réponse qu’il n’avait fait qu’esquisser ou au contraire de couper une répétition. « Tu es un biffeur de génie ! » s’amusait-il. Il m’est arrivé de protester contre une question qu’il me suggérait et que je trouvais par trop naïve. Il répondait en riant : « Il faut bien que tu poses des questions bêtes pour que mes réponses aient l’air intelligentes. »

L’esprit de « non-sérieux » n’était pas un vain mot. Les blagues fusaient à tout moment. Lorsque notre entretien est paru dans La Lettre internationale, j’ai découvert que Kundera, trouvant sans doute ma bibliographie trop succincte – je n’avais alors publié qu’un seul livre, ma thèse –, lui avait adjoint un livre que je n’avais pas écrit : La Réduction amoureuse, publiée aux éditions Z, qui n’existaient pas plus que le livre qu’il me prêtait ! Le titre faisait écho à certaines de nos conversations privées et qui sont destinées à le rester. Il n’empêche, à l’époque, je m’étais juré d’écrire un jour ce livre, ne serait-ce que pour sauver la blague qui l’avait inspiré. Un livre né d’une blague ! Quoi de plus kunderien !

Il m’avait raconté comment il avait écrit ses romans à Prague. Exclu de toute vie sociale, il les dictait le soir à sa femme Vera en buvant du vin et en faisant les cent pas dans leur appartement. « J’ai écrit mes romans pour faire rire Vera ! »

Il m’avait raconté comment il avait écrit ses romans à Prague après l’invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968. Privé de son emploi de professeur à l’École de cinéma et exclu de toute vie sociale, il les dictait le soir à sa femme Vera, en buvant du vin et en faisant les cent pas dans leur appartement. « J’ai écrit mes romans pour faire rire Vera ! »

Pourtant son travail de romancier n’a rien de spontané. Plus qu’un styliste, Kundera est un compositeur, féru de musicologie. Dans les entretiens pour la Paris Review, la métaphore musicale est omniprésente. « Les chapitres sont comme les mesures d’une partition musicale ! expliquait-il. J’ai d’abord pensé à L’Insoutenable Légèreté de l’être de manière musicale. Je savais que la dernière partie devait être pianissimo et lento : elle se concentre sur une période assez courte, sans incident, en un seul endroit, et le ton est calme. Je savais aussi que cette partie devait être précédée d’un prestissimo : c’est la partie intitulée « La Grande Marche ».

Ces entretiens trouveront leur forme définitive, après moult retouches, dans L’Art du roman (Gallimard, 1986), son premier essai écrit en français. Vera Kundera me disait encore récemment que c’était le deuxième livre le plus vendu en Chine, après L’Insoutenable Légèreté de l’être. « Les Chinois qui veulent comprendre l’Europe lisent L’Art du roman », m’a-t-elle confié.

L’entretien sur l’art de la composition a été publié en 1986 dans la Paris Review, peu de temps après que L’Insoutenable Légèreté de l’être fut devenu un best-seller mondial. Cette renommée soudaine, qui a changé sa vie, le mettait mal à l’aise. « J’ai une overdose de moi-même ! » me dit-il un jour. Il aurait été sûrement d’accord avec Malcolm Lowry qui pensait que « le succès est un horrible désastre, pire qu’un incendie dans sa maison. Il consume la maison de l’âme ».

Le succès d’un auteur va souvent de pair avec la multiplication des malentendus dont il fait l’objet. Après le succès mondial de L’Insoutenable Légèreté de l’être, les incompréhensions n’ont cessé de se multiplier. Les demandes d’interviews affluaient du monde entier. Ses propos étaient souvent déformés. La légende du dissident de Prague menaçait de recouvrir son œuvre, qu’il avait voulu mettre à l’abri des biographes par un constant travail de traduction et d’édition. Son séminaire à l’EHESS ne désemplissait pas, attirant journalistes et intellectuels en manque de maîtres à penser. L’un d’entre eux me confia en aparté à la sortie d’un séminaire : « Il pourrait devenir le nouveau Sartre ! »

Il fallait prendre une décision. Elle prit la forme d’un néologisme : « se beckettiser », allusion au refus de Samuel Beckett de paraître en public. Ce fut chose faite à partir de 1986. Plus d’entretiens. Plus de photos. Son séminaire fut réservé à des étudiants, une vingtaine, que j’étais chargé de sélectionner sur la base de leurs travaux. À partir de 1986, mon rôle d’assistant a consisté plus souvent à chasser les importuns qu’à « assister » Kundera.

Loin de calmer les commentaires, son retrait volontaire de la scène publique n’a fait qu’alimenter les soupçons. On ne disparaît pas sans raison insinuaient ses détracteurs. Aurait-il quelque chose à cacher ? À force de chercher, ils ont fini par trouver en 2008 un rapport attribué à la police communiste à Prague. Ce document daté de 1950 le désignait comme un indicateur quand il avait 18 ans. Un procès kafkaïen en forme d’anachronisme.

Refuser de parler de soi n’est pas pour Kundera une attitude morale, ni une posture de retrait orgueilleux mais une objection romanesque au despotisme des médias, une stratégie visant à mettre au premier plan les œuvres

Yasmina Reza prit sa défense dans Le Monde : « On pardonne difficilement à un homme d’être grand et illustre. Mais encore moins, s’il réunit ces qualités, d’être silencieux. Dans l’empire du bruit, le silence est une offense. Qui ne consent au dévoilement, à quelque forme de contribution publique en dehors de l’œuvre, est une figure gênante et une cible de choix. »

Refuser de parler de soi n’est pas pour Kundera une attitude morale, ni une posture de retrait orgueilleux mais une objection romanesque au despotisme des médias, une stratégie visant à mettre au premier plan les œuvres, la vie des formes littéraires plutôt que celle des auteurs. Refuser de parler de soi constitue la seule réaction possible à la tendance de la plupart des critiques littéraires et des biographes à étudier l’écrivain, sa personnalité, ses opinions politiques et sa vie privée plutôt que ses œuvres. « Le dégoût de devoir parler de soi » distingue selon lui le talent du romancier.

Tant de choses ont été dites et écrites sur Milan Kundera que le bruit fait autour de sa vie a souvent pris la place de ses romans. Les journalistes, ces grands reporters de l’âme d’autrui, n’ont pas cessé de le pister, marchant sur ses traces de Brno à Prague et de Rennes à Paris, flairant de prétendus secrets derrière la porte fermée de l’intimité, comme si les romans ne se suffisaient pas à eux-mêmes et qu’il fallait les adosser à une biographie, les épingler sur un mur de célébrités.

Il y a deux manières d’aborder le phénomène Kundera. La première est biographique, elle retrace les différentes étapes de sa vie qui vont le conduire, à travers une série d’épreuves, des illusions lyriques de sa jeunesse à la maturité désenchantée de l’âge adulte.

C’est le roman d’apprentissage d’un jeune écrivain séduit puis déçu par la révolution communiste de 1948, qui culmine avec le Printemps de Prague dans les années 1960 et l’occupation soviétique de 1968. 

Dans la première approche, trois figures d’écrivains se succèdent, trois Milan Kundera, qui s’emboîtent comme des poupées russes : le jeune poète, compagnon de route du communisme en 1948 ; l’intellectuel organique du Printemps de Prague dans les années 1960 ; puis, après l’occupation soviétique de la Tchécoslovaquie en 1968, l’opposant à la normalisation qui sera exclu de toute vie publique et contraint à l’exil dans les années 1970 (à Rennes en 1975, puis à Paris quatre ans plus tard). Après l’occupation soviétique de la Tchécoslovaquie, Kundera écrit trois romans : Risibles amours, La vie est ailleurs, La Valse aux adieux, qui forment avec La Plaisanterie l’ensemble des romans écrits à Prague. Puis vient le temps de l’exil, la figure de Kundera se dédouble à nouveau, l’homme de l’Est et le dissident, l’exilé apatride privé de sa nationalité par le régime communiste, et l’écrivain « assimilé », naturalisé par le président Mitterrand, qui écrit ses premiers essais puis tous ses romans en français.

Il y a donc, si l’on en croit les biographes, au moins cinq Milan Kundera et non pas un, cinq masques à son effigie. Que penser de cette distribution de rôles, sinon ce que Kundera dit de l’un de ses personnages : « Quand il regarde en arrière, sa vie manquait de cohérence : il ne trouvait que des fragments, des éléments isolés, une succession incohérente de tableaux… Le désir de donner une justification postérieure à des événements épars supposait une falsification qui pouvait tromper les autres, mais non pas lui-même. » (Et je me dis : n’est-ce pas justement cela, la biographie ? Une logique artificielle qu’on impose à une « succession incohérente de tableaux » ?)

Une autre approche est possible ; elle ne s’embarrasse pas de détails biographiques et va à l’essentiel, conformément à cet art de l’ellipse que Kundera met au centre de la composition romanesque. Elle est « phénoménologique », même si Kundera, soucieux d’éviter les étiquettes philosophiques, récusera sans doute le mot au profit d’une approche problématique, c’est-à-dire attachée à décrire et à rendre compréhensible un ensemble de problèmes qui concerne l’œuvre romanesque et non pas la vie du romancier.

Impossible de comprendre le rôle et la place prise par Kundera à Paris dans les années 1980 sans le situer dans le champ littéraire et intellectuel de l’époque : la crise du marxisme, la fin des grands récits et le déclin de la figure de l’intellectuel engagé matérialisé par la mort de Sartre et son enterrement le 15 avril 1980. Ce moment charnière qui permet de comprendre sa stratégie d’écrivain – « 50 % du talent d’un écrivain, c’est sa stratégie ! » me dit-il lors de ma première interview avec lui en décembre 1981.

Ce moment coïncide avec son arrivée à Paris, lorsque son œuvre sort progressivement du champ littéraire tchèque ou centre européen (ce qu’il appelle le petit contexte), échappe à la problématique de la dissidence qui va perdre de son attrait avec la chute du mur de Berlin. Fin de l’histoire, fin des idéologies et des grands récits d’émancipation. Ce moment, on pourrait l’appeler le moment de l’impasse narrative, impasse entre deux siècles : le XXe qui vient de s’achever en 1989, et le xxie qui ne commence, selon le découpage répandu dans les médias, que le 11 septembre 2001. Paradoxalement, c’est alors que l’œuvre de Kundera va prendre le sens d’un retour au roman, d’une grande récapitulation, un temps rétrospectif, rétro-européen (« européen celui qui a la nostalgie de l’Europe », écrira-t-il dans L’Art du roman.)

« Dans notre époque tardive de l’Occident, me confiait-il, toutes les grandes aventures européennes me semblent finir dans le piège d’un paradoxe terminal qui se referme sur elles.  Les temps modernes sont nés avec une idée optimiste selon laquelle l’homme (grâce à la science et à la technique) deviendrait le maître de la nature et de la planète. Après deux siècles de révolution technique, le sort de la planète a complètement échappé à l’homme, qui n’est même plus maître de sa propre survie. »

Quatre décennies plus tard, dans son dernier roman publié, La Fête de l’insignifiance (Gallimard, 2014), le piège du paradoxe terminal s’est refermé : l’aventure du sujet maître et possesseur de la nature s’achève dans les rues de Paris par le ballet anonyme des nombrils. Le paradoxe terminal qui s’appliquait aux sociétés « totalitaires » vaut désormais également pour nos sociétés. Le poète qui régnait avec le bourreau dans La vie est ailleurs est désormais l’allié du publicitaire : il cachetonne dans une agence de com.

Le lyrisme des médias héroïse la propension à consommer ; il synchronise les attentions et scénarise les moments d’émotion collective. Les grandes catégories de notre expérience commune s’achèvent de manière grotesque dans un cirque fellinien, un spectacle télévisuel général. Robinson Crusoé est un aventurier de Koh-Lanta ! Les Liaisons dangereuses finissent dans L’Île de la tentation. Le roman d’aventures à la Conrad, les grandes traversées de Melville ou de Stevenson s’achèvent en stage de survie médiatisée pour cadres d’entreprise !

L’ignorance du sens de nos vies est comblée par l’explosion des « data » et le pilotage automatique de nos pulsions par les algorithmes. Entre l’homme et l’homme, le rideau des mythes, que le roman depuis Cervantès cherche à déchirer pour découvrir le réel, se reforme sans cesse comme une membrane d’histoires et de légendes tissée par les machines de narration du storytelling intégré. Le despotisme de la story, que Kundera dénonçait déjà dans Le Rideau, s’étend désormais à toute la planète avec ses plateformes d’histoires prêtes à consommer.

Dans La Plaisanterie, son premier roman, Kundera décrit le monde totalitaire comme celui où tend à s’effacer la subtile nuance qui existe entre la plaisanterie et le sérieux, où une plaisanterie ne fait plus rire, mais peut détruire une vie (à cause d’une carte postale qu’il a signée « Trotski », pour rire, un étudiant est renvoyé de l’université ; sa vie bascule...). La plaisanterie est en effet une prolongation de la fiction dans la vie quotidienne ; avec la parodie, le jeu, le rire, c’est la possibilité à l’intérieur d’une relation humaine d’inventer d’autres rapports, d’inverser des rôles, de relativiser sa propre signification.

Nous savons maintenant que l’impossibilité de la plaisanterie dans le monde totalitaire marquait notre entrée dans un monde où l’illusion romanesque est devenue la cible des cohortes sinistres de l’idée fixe ; un monde malheureux et désorienté, comme un homme qui aurait perdu son ombre. Ce monde, le monde des médias et des mollahs, se caractérise par la confusion du réel et de la fiction, du sacré et du profane, du jeu et de la foi : un monde où l’éthique du discernement n’a plus de sens.

Face à la mort d’un ami, on est étrangement démuni. S’il est un écrivain célèbre, l’embarras est plus grand encore. Qu’on se taise et on paraîtra indifférent, qu’on parle et on risque de joindre sa voix au chœur des faiseurs de légende et des embaumeurs. Dans le cas de Milan Kundera, la difficulté n’est pas seulement de circonstance, elle souligne un problème qui est inscrit au cœur même de son œuvre. C’est l’une des situations-clés de l’existence qu’il a peut-être le plus souvent abordée dans ses romans et ses essais.

Toute l’œuvre de Kundera peut être lue comme une mise en scène grotesque des rites mortuaires. Les scènes d’enterrement, les testaments trahis, la comédie des dernières volontés, les rencontres dans l’au-delà, les derniers gestes…

Toute l’œuvre de Kundera peut être lue comme une mise en scène grotesque des rites mortuaires. Les scènes d’enterrement, les testaments trahis, la comédie des dernières volontés, les rencontres dans l’au-delà, les derniers gestes… autant de situations existentielles qui sont soumises comme celles de la vie à l’éclairage du grotesque. Comment parler de la mort ? Quelle attitude adopter face à la disparition d’un parent, d’un proche ? Pour Kundera, l’attitude face à la mort n’est pas un problème métaphysique, c’est une question existentielle. « Être mortel est l’expérience humaine la plus élémentaire, écrit-il, et pourtant l’homme n’a jamais été en mesure de l’accepter, de la comprendre, de se comporter en conséquence. L’homme ne sait pas être mortel. Et quand il est mort, il ne sait même pas être mort. » (L’Immortalité, Gallimard, 1990).

Mi-pensif, mi-goguenard, il examine les situations post-mortem avec le même esprit de « non-sérieux » que celles du quotidien. Dans La vie est ailleurs, lors d’un enterrement, un chapeau melon s’envole emporté par le vent et après une pirouette dans les airs retombe sur le cercueil, déclenchant une hilarité générale. Le ridicule ne tue pas mais il préside à la mise en scène de la mort. Tous les thèmes de son œuvre – l’histoire, le sexe, l’Europe, l’identité – sont éclairés à la lumière crépusculaire de la fin, envisagés du point de vue de leur finitude. « La mort ne change que les masques qui recouvrent nos visages. »

Lors d’un passage à l’émission télévisée Apostrophes, dans les années 1980, il a refusé de se soumettre au rituel de la photo de plateau en dissimulant son visage derrière sa main. Un geste incompréhensible, anti-selfie avant la lettre, à l’ère de ce que l’écrivain polonais Gombrowicz avait si bien nommé la « tyrannie de la gueule ». Il s’en était expliqué au cours de l’émission. « Nous avons tous besoin que quelqu’un nous regarde. On pourrait nous ranger en quatre catégories selon le type de regard sous lequel nous voulons vivre. La première cherche le regard d’un nombre infini d’yeux anonymes, autrement dit le regard du public. Ce sont les gens possédés de la gloire et de la notoriété. Puis il y a ceux qui ne peuvent vivre sans le regard d’une multitude d’yeux familiers. Ce sont les inlassables organisateurs de cocktails et de dîners. Ils sont plus heureux que les gens de la première catégorie qui, lorsqu’ils perdent le public, s’imaginent que les lumières se sont éteintes dans la salle de leur vie. C’est ce qui leur arrive presque tous, un jour ou l’autre. Les gens de la deuxième catégorie, en revanche, parviennent toujours à se procurer quelque regard. Vient ensuite la troisième catégorie, la catégorie de ceux qui ont besoin d’être sous les yeux de l’être aimé. Leur condition est tout aussi dangereuse que celle des gens du premier groupe. Que les yeux de l’être aimé se ferment, la salle sera plongée dans l’obscurité. Enfin, il y a la quatrième catégorie, la plus rare, ceux qui vivent sous les regards imaginaires d’êtres absents. Ce sont les rêveurs. »

Dans les années 1980, Internet n’existait pas encore et le selfie n’était pas devenu, grâce au smartphone, un geste aussi banal et naturel que de se recoiffer ou de réajuster son chapeau avant de paraître en public, mais Kundera avait déjà compris que la tyrannie du regard, tel le regard de la Méduse, allait s’imposer à tous, ne tolérant aucune réserve ni aucune limite, même à l’article de la mort.

Tout personnage public est après sa mort figé dans sa nécrologie, livré aux commentaires. Les événements de sa vie acquièrent une rigidité cadavérique. Son œuvre est livrée aux embaumeurs. « On entre dans un mort comme dans un moulin », écrivait Sartre au début de sa biographie de Flaubert. C’est vrai de tout homme public et de tout artiste, mais s’il est écrivain, cette intrusion prend la forme d’une réécriture qui substitue à la langue vivante de ses livres le formol de la légende. Sa vie se transforme en « destin » par une sorte de thanatopraxie littéraire. Parler de thanatopraxie n’est pas une simple métaphore.

Kundera a montré par exemple comment la publication en français des œuvres complètes de Kafka, en regroupant par ordre chronologique tous ses récits, achevés ou non, publiés ou non, de son vivant, voués à la destruction ou non, a eu pour effet paradoxal de faire disparaître, dans leur intégrité, les quelques livres dont Kafka avait souhaité et organisé la publication. Mais il y a pire. Le langage des « kafkologues », à commencer par celui de Max Brod (« le grand mythographe »), est un langage qui ignore l’écriture de Kafka et la recouvre, mêlant des extraits du Journal, des fragments de romans, des lettres, des témoignages de ses proches, des souvenirs (bien souvent apocryphes, comme celui de Gustav Janouch). La plus grande entreprise de clarification linguistique du siècle donne lieu à une opération de confusion de genres, de styles, des niveaux de langue.

La mort des romanciers provoque une sorte de court-circuit qui fait fusionner l’homme et l’œuvre, le créateur et sa créature, comme si, à la mort de son créateur, la fiction s’emparait de sa vie, et que le romancier n’était plus qu’une pâle imitation de ses romans, le déchet de son œuvre. En détournant « les procédés de l’exégèse religieuse, de la critique biblique, de l’hagiographie des “vies” de saints, de l’autobiographie et des mémoires », les nécrologies de romanciers semblent obéir à une secrète logique : montrer la prise, l’emprise de la fiction sur leur créateur, mais elles le font avec tant d’insistance qu’on peut se demander si, à l’abri de ce retournement, ce n’est pas une tout autre opération qui se joue : non pas le triomphe posthume de la fiction qui se vengerait en quelque sorte de son créateur (thème récurrent de nombreux romans), mais plutôt le dessaisissement du créateur au profit d’une figure nouvelle (que le discours biographique et nécrologique aurait pour fonction de mettre à jour) ; figure transfigurée, tremblante d’irréalité, d’un écrivain de légende.

Son œuvre est à la fois un acte de résistance au kitsch funéraire, un carnaval endiablé moquant les fossoyeurs littéraires et une méditation sur les pièges de la notoriété

Sous les bandelettes du romancier qu’on embaume, c’est, en effet, à une véritable apparition que nous assistons. Celle du Grand Écrivain. Comme l’écrivait Georges Bataille : « La survie de la chose écrite est celle de la momie. » Kundera est sans aucun doute l’un de ses paléontologues les plus avertis. Son œuvre est à la fois un acte de résistance au kitsch funéraire, un carnaval endiablé moquant les fossoyeurs littéraires et une méditation enjouée, ironique et mélancolique sur les pièges de la notoriété.

Le roman explore les possibilités inexplorées de l’expérience humaine, les chemins qui n’ont pas été pris. « Toutes les grandes œuvres, écrit Kundera dans L’Art du roman, contiennent une part d’inaccompli. Broch nous inspire non seulement par tout ce qu’il a mené à bien mais aussi par tout ce qu’il a visé sans l’atteindre », ce que l’on pourrait définir comme le territoire de l’« inaccompli », le domaine des possibilités inexplorées de l’existence.

Dans son essai publié en 2009, Une rencontre, Kundera cite un passage du roman de Céline D’un château l’autre qui raconte la mort d’une chienne. Originaire des contrées glaciales du Danemark, où elle était habituée aux longues fugues dans la forêt, elle est ramenée en France par l’écrivain. Fini les fugues. Elle tombe malade et meurt. Céline raconte son agonie. Aucun pathos dans son récit. Il ne cherche pas à humaniser la chienne en lui prêtant des sentiments, des états d’âme. La chienne à l’agonie ne cherche qu’une chose : trouver la bonne position pour mourir. « Je voulais l’allonger sur la paille… juste après l’aube… elle voulait pas comme je l’allongeais… elle a pas voulu… elle voulait être à un autre endroit… du côté le plus froid de la maison et sur les cailloux… Elle s’est allongée joliment… Elle a commencé à râler… c’était la fin… On me l’avait dit, je le croyais pas… mais c’était vrai, elle était dans le sens du souvenir, d’où elle était venue, du Nord, du Danemark, le museau au nord, tourné nord… la chienne bien fidèle d’une façon, fidèle au bois où elle fuguait… oh, j’ai vu bien des agonies… ici… là… partout… mais de loin pas de si belle, discrète… fidèle… ce qui nuit dans l’agonie des hommes, c’est le tralala… l’homme est toujours quand même en scène… le plus simple… »

Tout fait sens dans cette description : la position « le museau tourné nord » « dans le sens du souvenir » ; la discrétion (pas un cri, à peine un râle) ; la fidélité, « bien fidèle à sa façon », fidélité instinctive, intégrale, sans promesse ni dernières volontés (« fidèle au bois où elle fuguait »), fidèle au bois, fidèle à la fugue. On pense bien sûr au sourire de Karénine dans L’Insoutenable Légèreté de l’être. Rien d’humain dans cette agonie ! Pas de cérémonial ni d’oraison funèbre. Face à une chienne à l’agonie, il ne vient à l’idée de personne de lui rendre hommage. La tristesse, la compassion suffisent. Il n’en est pas de même pour l’homme. Car, écrit Céline, « ce qui nuit dans l’agonie des hommes, c’est le tralala… l’homme est toujours quand même en scène… le plus simple… »

« Quelle phrase ! » relève Kundera, « ce qui nuit dans l’agonie des hommes, c’est le tralala… » avant d’ajouter : « Qui ne se rappelle la comédie macabre des célèbres « dernières paroles » prononcées sur le lit de mort ? C’est ainsi : même râlant, l’homme est toujours en scène. Et même « le plus simple », le moins exhibitionniste, car il n’est pas toujours vrai que l’homme se met lui-même en scène. S’il ne s’y met pas lui-même, on l’y met. C’est son sort d’homme. » De La vie est ailleurs à L’Immortalité, en passant par ses essais Les Testaments trahis, Le Rideau, toute l’œuvre de Kundera peut être lue comme une étrange anthologie du tralala.

Le « tralala » n’est pas un excès (de faste ou de cérémonies), le produit d’une dérive médiatique, ni même l’expression d’un vilain défaut (l’exhibitionnisme, le narcissisme…), c’est un trait fondamental de l’existence, « une qualité consubstantielle à l’homme, qui ne le quitte jamais, même pas au moment de l’agonie ». Le « tralala », quelle meilleure traduction du mot allemand Kitsch intraduisible en français ! Pour Kundera, le domaine du tralala (le kitsch) ne connaît pas de limites. Il s’étend à tous les aspects de la vie humaine, la politique, l’histoire, la guerre, mais aussi l’exil, le sexe…

Mais qu’est-ce qu’il reste de la vie et de l’expérience des hommes si on les prive de ce tralala qui les recouvre entièrement ? Qu’est-ce qu’il y a sous le tralala ? « Céline a été le seul, écrit Kundera, à donner une voix à cette expérience exceptionnelle : l’expérience d’une vie à laquelle on a entièrement confisqué le tralala et sur le fond de cet indéracinable tralala humain, elle lui a permis de voir la beauté sublime de la mort d’une chienne. »

Lorsque l’accomplissement historique (le progrès, la technique, la croissance, le socialisme…) a pris un tour destructeur, que reste-t-il au romancier ? L’inaccompli, justement ! L’inaccompli enfoui, enseveli, sous le tralala.

Lorsque toutes les grandes aventures de la modernité s’achèvent dans un accomplissement grotesque, sous le signe du « tralala », la beauté se réfugie dans l’inaccompli et l’inaperçu. La beauté cesse d’appartenir au domaine des grands accomplissements de l’esprit humain. Elle en est le contrepoint, la face cachée. Elle recèle la part d’inaccompli de toute vie humaine. Elle appartient à un autre monde, « ce monde abandonné » que Ludvik retrouve dans la solitude à la fin de La Plaisanterie, « abandonné par la pompe et la publicité, abandonné par la propagande politique, par les utopies sociales, par les troupes de fonctionnaires de la culture ». Elle a le visage de Lucie à la fin de La Plaisanterie « avec sa pauvreté » et son « ordinarité » que Ludvik nomme l’« ouvreuse » de la beauté. Elle est dans le geste de la main d’Agnès au bord de la piscine, dans L’Immortalité, qui trahit soudain sa jeunesse perdue. Elle est dans le sourire du chien Karénine au moment de mourir, dans la corneille blessée que recueille Tereza dans L’Insoutenable Légèreté de l’être. Comme le dit Sabrina dans ce même roman : « La beauté est un monde trahi. » 

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