Comment avez-vous connu Milan Kundera ?

Pour moi, Milan a toujours existé. Je suis née à Brno, dans sa ville natale. J’ai grandi enfant dans le même quartier que lui et je me souviens qu’il y avait plusieurs recueils de ses poèmes dans la bibliothèque de mes parents. Je l’ai rencontré pour la première fois au début des années 1960, lorsque je suis partie faire mes études à l’Université de Prague. J’assistais à certains de ses cours, qui étaient déjà célèbres à l’époque.  C’est en exil que nous sommes devenus des amis proches. Comme je m’étais installée en Italie, Milan m’a demandé mon avis sur la traduction italienne de son roman La Plaisanterie. J’ai dû lui avouer qu’elle était atroce, et ce fut le début d’une amitié longue de cinquante ans.

Quelle place avait Kundera dans le paysage culturel tchèque, avant son exil en France ?

Là encore, il a toujours été là. Dès ses premières publications au début des années 1950, Milan Kundera a attiré toute l’attention et est très vite devenu un écrivain connu. À l’époque, quand on s’intéressait un peu à la littérature en République tchèque, on achetait ses derniers livres, on allait voir ses pièces. On sentait bien que c’était important. Je me souviens d’avoir assisté à la représentation de sa pièce Le Propriétaire des clés, en 1960, au théâtre national de Prague. Ce fut un véritable événement. En plus de cela, sa vie était toujours auréolée d’un certain parfum de scandale, qui le rendait encore plus intéressant !

Que dire de son rôle politique ?

Milan Kundera n’a jamais voulu être politique. Il ne parlait que de culture. Mais le régime communiste considérait que la culture devait être au service du politique, ce qu’il n’a jamais accepté. Ses prises de position ont donc eu des conséquences politiques. On a par exemple considéré que son roman La Plaisanterie était source d’inspiration pour une volonté de révision éthique et morale du régime communiste.

Avec quelques autres auteurs dissidents, comme le grand écrivain Ludvík Vaculík, Kundera a joué un rôle de premier plan dans cette période très créative des années 1960 en Tchécoslovaquie, où les artistes et les intellectuels tentaient de démocratiser le régime socialiste, avec les résultats qu’on connaît. Kundera a ainsi fait un discours au 4e Congrès des écrivains à l’automne 1967, juste avant le Printemps de Prague, au cours duquel il a porté l’une des critiques les plus virulentes à l’encontre du régime, dénonçant la censure, les limites imposées à la culture et la suppression des libertés. Il a très clairement demandé : comment notre culture peut-elle être grande si elle n’est pas libre ? Et comment un peuple peut-il se constituer si sa culture n’est pas grande ?

D’une manière générale, même s’il parlait de culture et non de politique, ce qu’il disait était si vrai, si fort et si clair que cela faisait réfléchir les gens, et cela leur donnait du courage politique.

Qu’est-ce qui fait la modernité de son œuvre, dans ce contexte littéraire ?

C’est une question sur laquelle j’ai beaucoup travaillé avec mes étudiants. Pour moi, c’est avant tout son absence de préjugé et son ouverture. Il savait toujours être « celui qui ne savait pas ». Ceux qui savent tout ne peuvent pas écrire de grandes œuvres. Lui, il savait voir les choses importantes, toucher avec légèreté les choses fortes et sérieuses, d’une manière qui pouvait parler à tout le monde. Il savait poser des questions fondamentales, existentielles, que seul l’art pouvait poser – le bonheur, l’amour… – sans jamais donner de réponse définitive, et en inspirant de nouvelles questions. Et il permet ainsi au lecteur de poursuivre cette recherche créative qu’il a amorcée. Il rend le lecteur véritablement actif. Et ça, c’est la marque d’un artiste moderne, et d’un grand artiste.

Après 1975, ses œuvres ont d’abord été publiées en France, puis directement écrites en français. Est-il malgré tout resté un écrivain tchèque, selon vous ?

Ce n’est pas une question à laquelle on peut répondre par oui ou par non. Ses grands romans ont en effet été écrits en français, mais avant cela, il y a toute une œuvre théâtrale et poétique en tchèque très importante. C’est un fait, Kundera est tchèque et français, les deux en même temps. Pour moi, ce qu’il y a de tchèque chez lui, c’est son humour ! Je ne pense pas que Kundera se rattache à une tradition particulière de la littérature tchèque. Il est parfaitement original. Mais son humour, son esprit, son ironie mordante est bien de chez nous.

Comment son départ pour la France en 1975 a-t-il été perçu dans les milieux intellectuels tchèques ?

Ç’a été un vrai bouleversement. Parmi les écrivains, les intellectuels de l’époque, quelques-uns l’ont pris comme une trahison, ou du moins comme un abandon. Je me rappelle d’un texte de Ludvík Vaculík, à l’époque, dans lequel celui-ci se demandait : « Qui suis-je, maintenant que mes amis sont partis ? » Il a manqué a beaucoup de gens, et ça a été compliqué.

Quelle a été la réception de l’œuvre de Kundera chez les Tchèques ?

Les Tchèques ont un rapport assez ambivalent à son œuvre. Sous le régime communiste, ses œuvres ont été mises à l’index, interdites dans les librairies et même dans les bibliothèques. Il publiait quand même ses livres dans une petite maison d’édition tchèque en exil à Toronto, 68 Publishers, mais ses livres ne circulaient pas dans les éditions clandestines, les « samizdats », qui étaient très importantes en Tchécoslovaquie à l’époque.

Lorsque le mur est tombé, cela ne s’est pas arrangé. Après vingt ans de répression, beaucoup de Tchèques, malades de cet enfermement, ont commencé à voir ceux qui s’étaient exilés comme des traîtres. Kundera n’était pas toujours très bien vu, en particulier par ceux qui avaient des positions de pouvoir dans la culture et les médias. Des livres à succès ont paru, contenant de pseudo-révélations sur lui, qui n’étaient qu’un tissu de mensonges et de calomnies – cela a d’ailleurs été très difficile à vivre pour lui. On lui a souvent reproché son engagement communiste lorsqu’il était jeune, tout de suite après la guerre, mais c’est une critique de mauvaise foi. Beaucoup à l’époque étaient persuadés que le bien viendrait de l’Est et ne savaient rien des crimes communistes. Il y avait aussi une autre idée très répandue, qui consistait à dire que Kundera plaisait peut-être à l’étranger, mais qu’ici, en République tchèque, on avait plus de discernement.

Toujours est-il que, dans cette décennie qui a suivi la chute du Mur, Kundera ne faisait toujours pas l’unanimité. Je me souviens avoir fait une conférence sur lui à l’université de Prague il y a encore une dizaine d’années, et aucun étudiant ne l’avait lu au cours de ses études. Imaginez-vous ! Aujourd’hui, toutefois, les choses ont changé. Kundera est reconnu comme l’un des plus grands écrivains tchèques.

Qu’est-ce qui, selon vous, reste vivant aujourd’hui dans l’œuvre de Kundera ?

Ce qui reste vivant, ce sont ses questions. Toutes les questions qu’il soulève, cette exploration perpétuelle me taraudent toujours, et me poussent à écrire. Sa vision de l’Europe, également, est encore très pertinente, même si je ne partage pas tout ce qu’il a écrit dans L’Occident kidnappé, à une période de forte émotion. Il a cependant absolument raison sur la valeur de la culture européenne comme cette pluralité de langues et de cultures qui a produit une culture si unique, si riche, où l’on se comprend malgré les différences, et où les différences font partie de la culture. 

Propos recueillis par Lou Héliot

 

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