Mécontent de découvrir des traductions peu fidèles à son œuvre, Kundera s’était attelé pour Le Débat à un dictionnaire personnel pour expliciter ses mots-clés. En voici une sélection.

COMIQUE. En nous offrant la belle illusion de la grandeur humaine, le tragique nous apporte une consolation. Le comique est plus cruel : il nous révèle brutalement l’insignifiance de tout. Je suppose que toutes les choses humaines contiennent leur aspect comique qui, dans certains cas, est reconnu, admis, exploité, dans d’autres cas, voilé. Les vrais génies du comique ne sont pas ceux qui nous font rire le plus, mais ceux qui dévoilent une zone inconnue du comique. L’Histoire a toujours été considérée comme un territoire exclusivement sérieux. Or, il y a le comique inconnu de l’Histoire. Comme il y a le comique (difficile à accepter) de la sexualité.

EUROPE. Au Moyen Âge, l’unité européenne reposait sur la religion commune. À l’époque des Temps modernes, elle céda la place à la culture (art, littérature, philosophie) qui devint la réalisation des valeurs suprêmes par lesquelles les Européens se reconnaissaient, se définissaient, s’identifiaient. Or, aujourd’hui, la culture cède à son tour la place. Mais à quoi et à qui ? Quel est le domaine où se réaliseront des valeurs suprêmes susceptibles d’unir l’Europe ? Les exploits techniques ? Le marché ? La politique avec l’idéal de démocratie, avec le principe de tolérance ? Mais cette tolérance, si elle ne protège plus aucune création riche ni aucune pensée forte, ne devient-elle pas vide et inutile ? Ou bien peut-on comprendre la démission de la culture comme une sorte de délivrance à laquelle il faut s’abandonner avec euphorie ? Je n’en sais rien. Je crois seulement savoir que la culture a déjà cédé la place. Ainsi, l’image de l’identité européenne s’éloigne dans le passé. Européen : celui qui a la nostalgie de l’Europe.

IDÉES. Le dégoût que j’éprouve pour ceux qui réduisent une œuvre à ses idées. L’horreur que j’ai d’être entraîné dans ce qu’on appelle les « débats d’idées ». Le désespoir que m’inspire l’époque obnubilée par les idées, indifférente aux œuvres.

INEXPÉRIENCE. Premier titre envisagé pour L’Insoutenable Légèreté de l’être : « La planète de l’inexpérience ». L’inexpérience comme une qualité de la condition humaine. On est né une fois pour toutes, on ne pourra jamais recommencer une autre vie avec les expériences de la vie précédente. On sort de l’enfance sans savoir ce qu’est la jeunesse, on se marie sans savoir ce que c’est que d’être marié, et même quand on entre dans la vieillesse, on ne sait pas où l’on va : les vieux sont des enfants innocents de leur vieillesse. En ce sens, la terre de l’homme est la planète de l’inexpérience.

MODERNE (être moderne). « Nouvelle, nouvelle, nouvelle est l’étoile du communisme, et en dehors d’elle il n’y a pas de modernité », a écrit vers 1920 le grand romancier tchèque d’avant-garde, Vladislav Vancura. Toute sa génération courait au parti communiste pour ne pas manquer d’être moderne. Le déclin historique du parti communiste a été scellé dès que celui-ci s’est trouvé partout « en dehors de la modernité ». Car « il faut être absolument moderne », a ordonné Rimbaud. Le désir d’être moderne est un archétype, c’est-à-dire un impératif irrationnel, profondément ancré en nous, une forme insistante dont le contenu est changeant et indéterminé : est moderne ce qui se déclare moderne et est accepté comme tel.

PSEUDONYME. Je rêve d’un monde où les écrivains seraient obligés par la loi de garder secrète leur identité et d’employer des pseudonymes. Trois avantages : limitation radicale de la graphomanie ; diminution de l’agressivité dans la vie littéraire ; disparition de l’interprétation biographique d’une œuvre.

RIRE (européen). Pour Rabelais, la gaieté et le comique ne faisaient encore qu’un. Au XVIIIe siècle, l’humour de Sterne et de Diderot est un souvenir tendre et nostalgique de la gaieté rabelaisienne. Au XIXe siècle, Gogol est un humoriste mélancolique : « Si on regarde attentivement et longuement une histoire drôle, elle devient de plus en plus triste », dit-il. L’Europe a regardé l’histoire drôle de sa propre existence pendant un temps si long que, au XXe siècle, l’épopée gaie de Rabelais s’est muée en comédie désespérée de Ionesco qui dit : « Il y a peu de chose qui sépare l’horrible du comique. » L’histoire européenne du rire touche à sa fin.

TESTAMENT. Nulle part au monde et sous quelque forme que ce soit ne peuvent être publiés et reproduits, de tout ce que j’ai jamais écrit (et écrirai), que les livres cités dans le catalogue des Éditions Gallimard, le dernier en date. Et pas d’éditions annotées. Pas d’adaptations. 

Extraits de la 6e partie de L’Art du roman

© Éditions Gallimard, 1986

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