Comment qualifieriez-vous la manière dont la puissance publique gère les flux migratoires ?

Contrairement à sa réputation, à son image de pays des droits de l’homme, la France pratique l’une des politiques les moins accueillantes au sein de l’Europe de l’Ouest, si l’on en juge par les taux d’accord en matière d’asile au cours des dernières décennies. Il existe cependant dans la société française nombre de personnes qui aident, participent bénévolement aux soins, à l’accueil, au conseil juridique des réfugiés. C’est un point important. On ne peut pas se faire une idée de la politique de la France si on la réduit à la politique de l’État. Il y a une politique de la société qui fait heureusement plus honneur à notre tradition supposée.

L’immigration est-elle une question centrale ?

C’est un enjeu central et crucial des sociétés contemporaines. Je travaille depuis longtemps sur l’immigration et sur l’asile, et je me suis souvent demandé si je ne travaillais pas sur des questions marginales, compte tenu des effectifs relativement modestes d’étrangers et d’immigrés. Je suis aujourd’hui convaincu que l’immigration et l’asile sont bien un enjeu essentiel de nos sociétés. Un enjeu dont nous avons trop souvent une vision très ethnocentrée et très présentiste. Pour ne donner qu’un seul exemple de notre ethnocentrisme, nous avons vécu en 2015 ce que nous avons appelé la « crise des réfugiés ». Un peu plus de 900 000 étrangers ont sollicité un statut de réfugié dans l’Union européenne. La même année, il y avait en Afrique du Sud un million de demandeurs d’asile, venant pour l’essentiel du Zimbabwe. Personne n’en parlait ici. De plus, nous sommes fixés sur notre présent. Nous avons l’impression d’être pris dans un phénomène inédit alors que l’histoire du XXe siècle a été marquée par des vagues de réfugiés – depuis celle des Russes blancs après la révolution d’octobre 1917 jusqu’aux boat-people.

Mais qu’est-ce qui change, disons depuis les années 1970-1980 ?

Dans les années 1970, les boat-people étaient perçus de façon très positive en France. Des secteurs très différents de la société s’étaient mobilisés pour les recevoir. En 1979, le président de la République Valéry Giscard d’Estaing avait même reçu la médaille Nansen, la plus haute distinction accordée aux personnes qui s’engagent en faveur des réfugiés. Et il était un président de droite qu’une large partie de l’opinion soutenait dans cette politique ! Quarante ans plus tard, la société a complètement changé de regard. À l’égard des boat-people d’aujourd’hui, qui traversent la Méditerranée après avoir fui la guerre en Syrie ou au Sud-Soudan dans des conditions souvent dramatiques, nous ne semblons plus avoir de sympathie. À la compassion a succédé la méfiance et la répression. Pour une part, cette évolution traduit bien sûr une transformation de la situation économique, avec la crainte d’une concurrence sur le marché du travail. Mais, surtout, elle révèle une nouvelle économie morale, avec un changement profond de nos valeurs et de nos affects.

Dans ce nouveau contexte, quelle est la part du soulèvement des banlieues en 2005, de la peur de l’islam et de la crainte très présente du terrorisme ?

C’est là une dimension supplémentaire. Aux enjeux économiques et moraux s’ajoute désormais l’enjeu sécuritaire, qui tend à prendre le pas sur le reste. De l’assimilation entre immigration et délinquance, présente dès les années 1980, nous sommes passés dans les années 2000 à l’assimilation entre immigration et terrorisme. Les responsables politiques et le monde médiatique ont joué un rôle essentiel dans l’avènement du « sécuritaire ». Les politiques ont compris qu’ils pouvaient détourner les inquiétudes légitimes des Français en matière d’emploi, de logement, d’avenir vers la peur de l’autre : le Front national a été rapidement imité par la droite, puis suivi par une partie de la gauche. Quant aux médias, ils se focalisent sur des faits divers dramatiques, les amplifient et les déforment : ils parviennent à faire ressentir un danger à des personnes qui n’y ont jamais été exposées. Les institutions policières ont également joué un rôle, utilisant les périodes de menace pour accroître les prérogatives des forces de l’ordre. On l’a vu avec l’introduction de mesures d’exception dans la loi ordinaire. Il ne s’agit pas de nier la réalité des problèmes de sécurité, bien sûr, mais de constater leur instrumentalisation politique, médiatique et policière.

Comment expliquez-vous l’impuissance à traiter correctement les questions de l’accueil, du logement, de l’alphabétisation des étrangers ? Peut-on parler d’hypocrisie ?

Je parlerais plutôt de cécité et d’indifférence. Le dispositif d’accueil est très déficient, même s’il y a eu quelques améliorations ponctuelles. C’est un problème dont les pouvoirs publics ne veulent pas s’occuper. Il suffit de voir comment, dans certaines préfectures de la région parisienne, les étrangers doivent passer la nuit à faire la queue pour accéder à un guichet et déposer un dossier. Cette démission des pouvoirs publics a des conséquences graves ; elle place les étrangers dans des situations inacceptables qui finissent par donner d’eux l’image défavorable qu’on attend. Prenez Calais : les exilés vivent sur des terrains vagues, dans la boue, sans douches, et l’on tend à oublier que beaucoup avaient des métiers ou faisaient des études. La puissance publique a une grande part de responsabilité dans la production de ces images misérables. En Suède, où l’on a accueilli généreusement les étrangers, on ne les voit pas dans les rues de Stockholm comme on les voit dans les rues de Paris.

Est-il possible de mesurer l’importance de ce que vous avez désigné comme un « sous-prolétariat de clandestins » ?

Personne ne la connaît. On évoque des chiffres entre 200 000 et 400 000. C’est en effet un sous-prolétariat surexploité, car docile et mal payé, qui fait fonctionner certains secteurs comme le BTP, la confection, la restauration et, de façon saisonnière, l’agriculture.

La France use parcimonieusement de la convention de Genève. Comment analysez-vous cette réticence à mettre en œuvre le droit d’asile ?

Dans les années 1970, plus de neuf demandeurs sur dix se voyaient accorder l’asile par l’Ofpra. Dans les années 2000, c’était moins d’un sur dix. Ces dernières années, le taux est remonté à environ trois sur dix en incluant les décisions en appel. Les Syriens, les Afghans et les Irakiens ont bénéficié de cette tendance. Mais il s’agit d’une amélioration quelque peu en trompe-l’œil, car ces chiffres ne tiennent pas compte de toutes celles et tous ceux qui, stoppés à la frontière, ne sont pas en mesure de déposer leurs demandes. Les obstacles sont nombreux à une application efficace de la convention de Genève.

L’État a l’habitude de déléguer les missions d’hébergement ou de distribution des repas à des associations. Qu’elle est la signification de cette politique ? 

Si on délègue un travail, c’est qu’on le juge secondaire, on estime qu’il ne relève pas de la mission indispensable de l’État. Et cela permet de rationner les aides. Toutes les associations se débattent dans de grandes difficultés financières : les subventions allouées sont bien en deçà des besoins.

Les médias ne focalisent-ils pas trop l’attention de l’opinion sur Calais ?

Quand on a commencé à parler des immigrés en situation irrégulière dans les années 1990, le politique et le médiatique se sont rejoints autour d’une même représentation du clandestin, découvert dans une cale de bateau ou à l’arrière de camions. Or la majorité des personnes concernées avaient eu un titre de séjour légal, mais l’avaient perdu souvent à la suite de modifications de la législation ou des pratiques dans les préfectures. En fait, c’était l’État lui-même qui produisait de l’irrégularité. Au moment de l’occupation de l’église Saint-Bernard, en 1996, Le Parisien a fait des reportages qui humanisaient ces immigrés simplement en racontant leur vie et légitimaient même leur présence en montrant qu’ils étaient victimes de ces politiques.  

 

Propos recueillis par Laurent GREILSAMER

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