En dépit de la violence des débats sur l’accueil des réfugiés qui divisent aujourd’hui la société et les principales forces politiques du pays, l’immigration est, en France, un sujet de clivage politique relativement récent. En 1962, l’arrivée de plus de 650 000 rapatriés d’Algérie – portés à un million, de 1962 à 1965 – est gérée de façon totalement improvisée, dans un climat politique unanimement hostile, tant de la part de la gauche qui les encourage à « aller se réadapter ailleurs », selon le mot célèbre de Gaston Defferre, que du gouvernement de droite, où Louis Joxe et Georges Pompidou proposent de les envoyer au Brésil ou en Australie. « L’intérêt de la France a cessé de se confondre avec celui des pieds-noirs », dit froidement De Gaulle, le 4 mai 1962, en Conseil des ministres. La crise des boat-people de juin 1979, lors de laquelle la France accueille 120 000 réfugiés vietnamiens fuyant la pauvreté et le régime communiste, est soutenue par des personnalités politiques de tous bords, de Raymond Aron à Jean-Paul Sartre, en passant par André Glucksmann, Yves Montand, Simone Signoret ou Bernard Kouchner qui vont plaider leur cause à l’Élysée devant Valéry Giscard d’Estaing. Dans les années 1970, la politique de l’« aide au retour » pour les immigrés moyennant finances, mise en œuvre par le ministre giscardien Lionel Stoléru, fait l’objet d’une opposition timide à gauche, tandis qu’à Vitry-sur-Seine, en décembre 1980, le maire communiste Paul Mercieca envoie des gros bras détruire un foyer Sonacotra de travailleurs maliens, avec le soutien de Georges Marchais, au nom de l’arrêt de l’immigration officielle et illégale, « sous peine de jeter de nouveaux travailleurs au chômage ». La « question sociale » domine alors la vie politique française et conduit à appréhender l’immigration sous l’angle de la défense des dominés et du « seuil de tolérance », dans une société marquée par un chômage en pleine explosion. Lorsque Valéry Giscard d’Estaing accueille une équipe d’éboueurs maliens à l’Élysée le 26 décembre 1974, c’est moins leur qualité d’immigrés que leur qualité de travailleurs en bas de l’échelle sociale qui retient l’attention du nouveau président.

Tout change après l’élection présidentielle de 1981, qui restera dans l’histoire comme la dernière lors de laquelle l’immigration ne fut pas un enjeu politique. Alors que les débats étaient jusqu’à présent principalement de nature économique, l’immigration devient progressivement un enjeu politique et culturel à haute teneur symbolique, qui voit l’affrontement de deux visions antagonistes sur ce thème et, au-delà, sur la conception de l’identité nationale. À gauche, la lutte antiraciste se mue en un combat moral non dénué de bénéfices politiques. La question de l’immigration permet aux socialistes de profiter de la division entre la droite et le Front national, qui émerge dans la vie politique à partir des élections municipales de 1983, tout en bénéficiant d’une position de supériorité morale. À droite, sous la menace du nouveau concurrent d’extrême droite, l’heure est à la contre-attaque identitaire. La défense d’une identité française soi-disant « libanisée » par l’immigration, la remise en cause du droit du sol et le refus de toute immigration supplémentaire permettent d’exalter une France éternelle, enracinée dans son terroir et mise en danger par une « invasion » dénoncée tant par Jacques Chirac que par Valéry Giscard d’Estaing ou Charles Pasqua.

Ces oppositions idéologiques, réelles, ne doivent pas pour autant masquer la réalité d’une politique publique de l’immigration très largement consensuelle après 1981. L’historien Patrick Weil a démontré qu’à partir de 1984 se met en place une politique migratoire qui ne variera pas d’un gouvernement à un autre, malgré les accusations mutuelles de laxisme pour la gauche et de xénophobie pour la droite. L’accord tacite trouvé entre la majorité et l’opposition, illustré cette année-là par le vote à l’unanimité à l’Assemblée nationale de la carte de séjour de dix ans, s’accompagne de l’arrêt de tout nouveau flux migratoire – hormis pour les réfugiés politiques, le regroupement familial et les étudiants – et de la fin des régularisations massives, sur fond de lutte contre l’immigration clandestine. Sont ainsi posées les bases d’une politique de fermeté. Dans le même temps, les différents gouvernements mettent en œuvre une aide accrue à l’installation et à l’insertion des immigrés dans la société française. Un changement de mentalité se fait jour au sein de la classe politique. La croyance dans le mythe du retour dans leur pays d’origine des travailleurs immigrés issus de l’ancien empire colonial bat de l’aile. Les débats portent désormais moins sur la maîtrise des flux migratoires que sur l’intégration des immigrés dans la société française. La confusion entre ces deux enjeux très différents passe sous silence la réalité d’une politique migratoire restrictive, encadrant strictement tant les conditions de séjour et d’accueil des étrangers en France que les critères donnant accès à l’asile.

Voilà le paradoxe des affrontements sur l’immigration : alors que les polémiques sur ce thème tournent à l’hystérie, les politiques mises en œuvre, elles, se suivent et se ressemblent. Terrifié par les conséquences d’un assouplissement de la législation face à une opinion qui y est hostile, conscient de l’absurdité d’une fermeture des frontières, le personnel politique navigue à vue, et le gouvernement actuel n’échappe pas à la règle. Les destructions répétées de la jungle de Calais et la menace, à droite et à l’extrême-droite, de sortir de Schengen, voire de l’Europe, sont autant de gesticulations qui dissimulent une absence de courage politique face à l’opinion et un rapport plus qu’ambivalent aux principes de l’asile. S’il est une hypocrisie dans la politique vis-à-vis des migrants, c’est bien celle qui consiste à faire croire que la France, troisième puissance européenne après l’Allemagne et la Grande-Bretagne, pourra échapper à ses responsabilités morales et historiques. C’est pourtant sur cette hypocrisie que s’accordent les principales forces politiques qui se déchirent durant les campagnes électorales sans jamais, une fois au pouvoir, prendre cette question à bras-le-corps. 

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