Que peut faire ou dire le droit face aux situations dramatiques que l’on connaît en Méditerranée ou dans les Balkans ?

Nous n’avons à notre disposition qu’un droit incomplet, malformé, contra-dictoire. La communauté internationale n’est pas parvenue à se doter des bons outils juridiques nécessaires. En principe, la Déclaration universelle des droits de l’homme votée en 1948 est un socle majeur pour assurer la protection des droits de chacun. Elle promet et garantit le droit d’asile d’abord. C’est l’article 14 : « Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays. » La Déclaration assure aussi le droit de quitter son pays ou tout autre pays. C’est l’article 13 : « Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État. » Et puis les textes inter-nationaux et la tradition maritime ancestrale disent que tout doit être tenté pour sauver quiconque se retrouve en situation de détresse en haute mer. 

Mais ces grands principes sont en tension avec la réalité des politiques de l’Union européenne. Il n’existe pas de droit à l’entrée, à l’admission automatique dans les États membres. C’est pourquoi je parle d’un droit incomplet.

Pouvez-vous préciser ? 

La possibilité de franchir une frontière s’accompagne d’une multitude de -restrictions. L’une des principales concerne -l’accès au travail. Généralement, les migrants sont exclus du marché du travail. Les exceptions relèvent d’accords signés avec l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ils bénéficient pour l’essentiel à une main-d’œuvre hautement qualifiée (cadres, spécialistes, stagiaires) ou à des travailleurs moyennement qualifiés comme les saisonniers, indispensables aux pays demandeurs. Dans cette catégorie, les États d’accueil veillent à ce que les salariés retournent par la suite dans leurs pays d’origine et ne bénéficient pas des services sociaux.

Vous dessinez les contours d’un droit restrictif.

Oui, il s’agit d’un droit très axé sur la sécurité et le contrôle ! Derrière, -l’objectif est de trier les migrants. On opère une discrimination : il y a ceux que l’on accepte et ceux que l’on refuse. C’est une politique ciblée, un droit très technique et ce -d’autant plus qu’il n’existe pas de consensus entre les pays d’où viennent les migrants et les pays d’accueil. Du coup, les textes juridiques fragmentent les responsabilités, cherchent à les déléguer à des acteurs privés (prestataires de services policiers, de transport) ou à des organisations intergouvernementales comme -l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Ce droit échappe finale-ment au contrôle démocratique en multipliant des accords spécifiques. Il s’inscrit dans la logique de la peur de l’autre.

Est-ce la fin des accords de Schengen ?

Juridiquement, il est toujours possible de mettre fin à la coopération d’un pays membre. Il a bien été question d’exclure la Grèce. Mais les accords de Schengen constituent un outil non négligeable de la politique européenne. C’est un instrument jugé « offensif » dans les négociations avec les pays tiers sur les questions migratoires. Prenez l’exemple récent de la Turquie : les pays membres de l’Union européenne viennent de lui accorder des facilités afin que ses ressortissants puissent obtenir des « visas Schengen », ces fameux visas valables 90 jours qui permettent d’entrer dans l’Union contre une taxe de 60 euros. En échange, la Turquie s’est engagée à de nouveau admettre des migrants de pays tiers arrivés clandestinement en Grèce. Cette négociation entre l’Union européenne et, cette fois, la Turquie montre l’utilité de ces accords. 

Vous venez d’évoquer un aspect offensif. Existe-t-il un aspect défensif ?

Je pense aux accords de réadmission passés avec les États tiers. Ils permettent de renvoyer les migrants irréguliers dans leur pays d’origine lorsqu’il est jugé « sûr ». Il existe 17 accords de réadmission signés par l’Union européenne avec la Russie, l’Ukraine, la Moldavie, la Serbie, parmi d’autres pays. De nouveaux sont en cours de négociation.

Existe-t-il d’autres outils ?

Oui. Je pense notamment aux partenariats de mobilité. C’est un outil plutôt constructif permettant d’harmoniser les politiques migratoires des pays de l’Union. Cela passe donc par des discussions multiples sur la libéralisation du visa Schengen, l’aide au développement, -l’ouverture de négociations d’accès à l’Union européenne. 

Quel est le rôle de l’agence européenne Frontex dans ce contexte ?

Sa vocation première est de sécuriser les frontières extérieures de l’Union européenne dans le but de faciliter et d’améliorer la libre circulation des personnes à l’intérieur de cet espace. Frontex est la contrepartie, souhaitée et demandée par les États membres, de cette liberté de circuler pour les citoyens de l’Union et les bénéficiaires du visa Schengen. On libéralise, mais du même coup on sécurise.

Quel bilan tirez-vous de Frontex ? 

Le plus marquant, c’est bien ses opérations d’interception dans les eaux territoriales des pays sources, les pays d’origine des migrants. C’est le résultat d’accords de travail bilatéraux que Frontex signe avec des pays comme le Sénégal, la Mauritanie, le Maroc, l’Égypte, la Turquie, le Nigeria, pour refouler ou escorter les personnes qui essaient de quitter leur pays par voie maritime. C’est très controversé. D’un côté, cela permet sans doute de sauver des vies. De l’autre, c’est une entrave au droit de chaque personne de quitter son pays. Nous vivons dans cette ambivalence de protection et de répression. Une intervention navale de Frontex peut être légitime du point de vue maritime, mais représenter une violation des droits de l’homme. La situation devient illégale lorsque le bateau se trouve en haute mer et que l’on sélectionne déjà ceux qui pourront plus tard bénéficier du droit d’asile et ceux qui en seront écartés.

Sur la façade atlantique (Sénégal, -Mauritanie, Maroc), on peut dire qu’il y a moins de tentatives de traversée et moins de morts. En mer Méditerranée, Frontex ne dispose pas de l’autorisation d’entrer dans les eaux territoriales libyennes. Il y a donc plus de naufrages. En mer Égée, l’accord entre l’Union européenne et la Turquie est trop récent pour juger. La situation est encore floue. 

Frontex est-elle un mal nécessaire pour l’Europe ?

C’est peut-être une nécessité politique, mais Frontex présente un sérieux problème d’opacité juridique. Cette agence doit relever un véritable défi démocratique. 

Frontex serait antidémocratique ?

L’agence assure la sauvegarde des frontières européennes des pays membres. Mais ses actions ne sont soumises ni au contrôle législatif du Parlement européen ni à celui des assemblées des États membres. Finalement, les seuls contre-pouvoirs sont les pays d’où sont originaires les migrants et les pays de transit qui peuvent porter plainte contre telle ou telle opération de Frontex.

Que faire pour améliorer ce système, le rendre plus efficace ?

Des ONG comme l’Observatoire des frontières Migreurop ou Frontexit disent qu’il faut créer ou désigner une instance judiciaire à laquelle tout individu puisse recourir pour porter plainte. C’est une voie. Parfois, un pays source suspend les vols de réadmission. C’est un moyen technique pour boycotter l’accord signé si ses ressortissants ont été maltraités. Le migrant, pour sa part, peut porter plainte contre la violation du droit d’asile et de non--refoulement si son retour le met en danger, voire en danger de mort ; ou faire valoir son droit au non-refoulement s’il a été renvoyé dans un pays dangereux. Mais il ne peut pas porter plainte contre un accord de réadmission ni contre un accord de travail Frontex car ces accords sont interétatiques. C’est une lacune du droit migratoire. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et  LAURENT GREILSAMER

 

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