Mon grand ami Ron me suggéra de laisser quelques jours de côté tous les livres et débats intellectuels pour suivre un cours de méditation Vipassana. (En pali, la langue de l’Inde ancienne, vipassana signifie « introspection ».) Pensant que c’était du galimatias New Age, et n’ayant aucune envie de découvrir une nouvelle mythologie, je déclinai. En avril 2000, cependant, après une année de patientes incitations, il me persuada de faire une retraite Vipassana de dix jours. 

Jusque-là, je ne savais pas grand-chose de la méditation. Je présumais que celle-ci devait impliquer toute sorte de théories mystiques compliquées. Je fus donc ébahi de découvrir le caractère pratique de cet enseignement. Le maître, S.N. Goenka, invita les élèves à s’asseoir, jambes croisées, yeux clos, pour concentrer leur attention sur le souffle entrant et sortant par leurs narines. « Ne faites rien », ne cessait-il de répéter. « N’essayez pas de contrôler votre souffle ni de respirer d’une façon particulière. Observez simplement la réalité de l’instant présent, quelle qu’elle soit. Quand le souffle entre, vous êtes juste conscient : maintenant, le souffle entre. Quand le souffle sort, vous êtes juste conscient : maintenant, le souffle sort. Et quand vous n’êtes plus concentré et que votre esprit se met à errer dans les souvenirs et les fantasmes, vous êtes juste conscient : maintenant, mon esprit a erré loin de mon souffle. » C’était la chose la plus importante qu’on m’eût jamais dite. […] 

La première chose que j’ai apprise en observant mon souffle est que, nonobstant tous les livres que j’ai lus et tous les cours que j’ai suivis à l’université, je ne savais quasiment rien de mon esprit et avais fort peu de contrôle sur lui. J’avais beau faire, j’étais incapable d’observer la réalité de mon souffle entrant ou sortant par mes narines pendant plus de dix secondes avant que mon esprit ne vagabonde. Des années durant, j’ai vécu dans l’illusion d’être le maître de ma vie, le PDG de ma marque personnelle. Quelques heures de méditation ont cependant suffi à me montrer que je n’étais guère maître de moi. Je n’étais pas le PDG, à peine le portier. Voici qu’on me demandait de me tenir à l’entrée de mon corps – les narines – et d’observer ce qui entre ou sort. Au bout de quelques instants, cependant, je me suis déconcentré et j’ai abandonné mon poste. L’expérience m’a ouvert les yeux. 

Le cours progressant, les élèves apprirent à observer non seulement leur souffle, mais aussi les sensations à travers leur corps. Non pas les sensations spéciales de félicité et d’extase, mais les sensations les plus prosaïques et ordinaires : chaleur, tension, douleur, etc. La technique du Vipassana repose sur l’intuition que le flux de l’esprit est étroitement lié aux sensations corporelles. Entre le monde et moi, il y a toujours des sensations physiques. Je ne réagis jamais aux événements du monde extérieur, mais toujours aux sensations de mon corps. La sensation est-elle désagréable, je réagis par l’aversion. Si elle est plaisante, j’en veux plus. Même quand nous pensons réagir à ce qu’un autre fait, au dernier tweet du président Trump, ou à un lointain souvenir d’enfance, la vérité est que nous réagissons toujours à nos sensations physiques immédiates. Nous nous indignons qu’on ait insulté notre nation ou notre dieu : ce qui rend l’insulte insupportable, c’est cette brûlure au creux du ventre, cette douleur qui nous étreint le cœur. Notre nation ne sent rien, c’est notre corps qui a mal. 

Voulez-vous savoir ce qu’est la colère ? Il suffit d’observer les sensations qui naissent et meurent dans votre corps quand vous êtes fâché. J’avais vingt-quatre ans quand j’ai fait cette retraite. Probablement avais-je dix mille fois connu la colère, mais je ne m’étais jamais donné la peine d’observer en quoi elle consiste vraiment. Chaque fois que j’étais en colère, je me concentrais sur l’objet de ma colère – ce que quelqu’un avait dit ou fait – plutôt que sur la réalité sensorielle de la colère. 

Je crois avoir davantage appris sur moi et les êtres humains en général en observant mes sensations au cours de ces dix jours que durant ma vie entière jusque-là. Pour ce faire, je n’ai pas eu à accepter de récit, de théorie ou de mythologie. Je n’ai eu qu’à observer la réalité telle qu’elle est. Ma découverte majeure est que la source la plus profonde de ma souffrance réside dans les configurations de mon esprit. Quand je désire quelque chose et que ça n’arrive pas, mon esprit réagit en engendrant la souffrance. Celle-ci n’est pas une condition objective dans le monde extérieur, mais une réaction mentale qu’engendre mon esprit. L’apprendre est un premier pas pour cesser de produire davantage de souffrance.

Depuis ce premier cours, en 2000, je me suis mis à méditer deux heures par jour ; chaque année, j’effectue une longue retraite de méditation d’un mois ou deux. Loin de fuir la réalité, elle me met en contact avec elle. Au moins deux heures par jour, j’observe en fait la réalité telle qu’elle est ; les autres vingt-deux heures, je suis submergé de mails, de tweets et de vidéos de chiots. Sans la concentration et la clarté que m’assure cette pratique, je n’aurais pu écrire Sapiens ou Homo deus. Chez moi, tout au moins, la méditation n’est jamais entrée en conflit avec la recherche scientifique. Elle a été plutôt un précieux instrument de plus dans ma boîte à outils, surtout pour essayer de comprendre l’esprit humain. 

21 leçons pour le XXIe siècle 

© Albin Michel, 2018, pour la traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat © Yuval Noah Harari, 2018

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