L’« effondrement » est un leitmotiv qui a trouvé ses lettres de noblesse psychanalytiques avec Winnicott, dans un texte intitulé « La crainte de l’effondrement », paru dans les années 1960. Texte terriblement dense et qui évoque comment la maladie psychotique n’est pas un « effondrement », mais une « organisation défensive dirigée contre une angoisse disséquante primitive ». La vérité de l’effondrement, dont la crainte détruit la vie du patient, c’est qu’il a « déjà eu lieu », même si celui-ci n’a pas été « éprouvé » consciemment. Nous, humains, serions coincés entre deux effondrements, celui originel dont nous n’avons plus souvenir, alors même que nos corps, nos psychés s’organisent pour produire leurs comportements futurs et leurs stratégies défensives en fonction… et celui vers lequel chacun s’avance irréversiblement. Si la vie psychique est terriblement difficile, c’est qu’elle charrie cette vérité sourde : nous sommes mus par la crainte de l’effondrement.

Le terme, dans une tout autre acception, a été repris par la philosophie de l’environnement, et quelques travaux de modélisation. Le rapport Meadows, qui date de 1972, est connu pour identifier économiquement ce terme, et le mode de vie sociétal qui va avec. Mais, depuis, et plus encore avec l’arrivée du Covid-19, l’« effondrement » s’est banalisé, produisant sa propre discipline de collapsologie (de Diamond à Servigne). Il est devenu un item de la littérature grise, médias et réseaux sociaux. Un nouveau vocable, celui de « confinement », est venu l’agrémenter, ainsi qu’un nouveau cadre problématique : celui de la pandémie et du grand retour de l’incertitude.

Comprenons-nous bien. L’effondrement a déjà eu lieu, et ici en l’occurrence, dans un registre non pas psychique mais historique : la réalité d’une épidémie mondiale, d’un « réel de la mort » faisant effraction dans les vies de chacun, et les politiques publiques, tout cela a bien existé, a déjà eu lieu, au début du XXe siècle, et de façon plus contemporaine, dans les territoires du Sud, ou plus insulaires, qui ont connu quantité d’épidémies dévastatrices – H1N1, Ebola, grippe aviaire, Sras, etc. Sans parler du sida qui a été pour la génération des années 1980 un réel de la mort foudroyant. Pour autant, l’« éprouvé » de l’effondrement a connu un nouveau moment avec 2020. Les pays occidentaux, les sociétés urbanisées modernes, identifiées comme les non-surnuméraires de la mondialisation, même si elles charrient en leur sein des inégalités drastiques, ont fait une expérience individuelle et collective d’effondrement.

Qu’est-ce qui s’est effondré ? Non pas le monde, mais une certaine idée de ce monde, et avec elle, des usages, des représentations mentales, comme des repères culturels, économiques, sociaux et politiques. Un certain type de relation au monde s’est effondré : le monde à disposition, le monde serein et tranquille dans son abondance. Ce n’était nullement un fait, mais c’était un possible, un imaginaire commun, et pour une grande partie des plus protégés des sociétés occidentales, une perception familière. Nous avons fait une expérience d’effondrement au sens où nous avons expérimenté dans nos vies, très ordinairement, très banalement, l’arrêt du « monde », sa mise en pause, l’empêchement généralisé, la fin d’un cadre théorique et expérientiel où la notion d’accès relève de l’évidence, autrement dit, non seulement la raréfaction irréversible d’une ressource, mais la fin d’un accès équitable, humaniste, démocratique, à celle-ci. 

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