Le Nouvel Esprit public : L’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes) a publié en juin 2020 une étude consacrée aux effets du premier confinement sur la santé mentale des Français : un tiers des répondants déclarent avoir été en situation de détresse psychologique. Quels enseignements tirez-vous de cette période si particulière ?

La psychiatrie a tout bonnement été oubliée du dispositif sanitaire de protection des soignants. Nous nous sommes retrouvés, si je prends l’exemple de Sainte-Anne, sans masques, sans gel hydroalcoolique pour ces 1 000 lits au cœur de Paris, à 150 mètres de l’hôpital Cochin à peu près normalement équipé. Si l’on peut si facilement oublier 1 000 lits en plein Paris, je vous laisse imaginer la situation dans des hôpitaux psychiatriques isolés…

Ensuite, nous avons pu constater une forme de résilience de nos patients, qui ont relativement bien vécu cette période. Curieusement, ceux-ci traversent assez bien ces moments d’intense crise sociale, comme si ce qu’ils avaient pu vivre par ailleurs était d’une tout autre ampleur encore. 

Enfin, une catégorie de patients a émergé, que nous ne connaissions pas, c’est-à-dire qu’ils n’étaient pas à ce jour inscrits dans un parcours de soins : des personnes qui étaient en relative souffrance mais compensaient, et qui dans ce contexte d’angoisse générale, ont décompensé et ont nécessité des soins.

Le quatrième phénomène est encore à venir, il s’agit des conséquences de la crise économique, de toutes les détresses qu’elle va provoquer. Nous, les psychiatres, avons l’habitude d’être des sous-mariniers de la société, et de voir ses problèmes de fond. Nous observons déjà les linéaments d’une nouvelle vague de souffrances sociales et mentales.

Le NEP : Un an plus tard, en quoi votre constat a-t-il évolué ?

Au sein de la population générale, les scores de dépression et d’anxiété ont doublé pendant le second confinement, mettant en évidence la souffrance que la crise sanitaire ou les contraintes qu’elle a imposées ont provoquée. Il est évident que nos tutelles en ont pris conscience. Elles intègrent désormais cette question de la santé mentale dans leur stratégie. Cette prise en compte va au-delà de l’intégration d’une psychiatre (Angèle Consoli) dans le Conseil scientifique, elle est désormais évidente jusque dans le proche entourage d’Emmanuel Macron. Pour ce qui est de la psychiatrie, la souffrance du corps social s’incarne dans la franche augmentation des urgences en pédopsychiatrie, avec une recrudescence des passages à l’acte suicidaires chez les préadolescents et les adolescents.

En parallèle de cette souffrance chez les patients, il y a clairement un épuisement des soignants. Les soignants de réanimation, bien sûr, mais aussi l’ensemble de la chaîne de soins. En témoigne un mouvement de désertion de l’hôpital, avec des postes vacants dans tous les services, y compris les plus prestigieux. 

Le NEP : Ces dix ou quinze dernières années, on a beaucoup écrit sur la transformation des pathologies mentales, sur le fait que nous avions désormais affaire à des troubles liés à la réalisation de soi, au besoin de performance. Aujourd’hui, on semble revenir à quelque chose de plus fondamental et archaïque : la peur, tout simplement. Partagez-vous cette impression ?

Le terme de « peur » me paraît juste, il traduit bien l’évolution des personnes au travers de cette crise. D’abord, la peur d’un virus, d’une maladie somatique, qui elle-même est très floue. On a constaté qu’on ne comprenait pas grand-chose à cette maladie : c’était censé être un virus respiratoire, et c’est devenu bien plus ; le virus lui-même est si mal compris et si difficile à cerner qu’on peine à se le représenter simplement. En cela, il est un support idéal pour l’angoisse. Ensuite, il y a eu tout le reste : qu’est-ce qu’une société quand elle fonctionne à l’arrêt ? Et quand elle commence à reprendre son fonctionnement ?

Ce moment du déconfinement est très important. Les patients que nous ne voyions pas habituellement ont d’autant plus souffert que le déconfinement est arrivé. Certains ont évoqué (un peu abusivement d’ailleurs) le « syndrome de la cabane » (la difficulté pour les détenus libérés de sortir de leur chambre ou de leur domicile). Il est excessif d’évoquer ce syndrome avec le déconfinement, mais on constate des similitudes chez certaines personnes. En tout cas, le déconfinement a entraîné davantage d’incertitudes, au lieu de les réduire.

Le NEP : Comment expliquer que l’avenir de la psychiatrie soit aussi difficile à organiser en termes de choix collectifs ?

L’activité de la psychiatrie a considérablement augmenté ces dernières décennies, en même temps que ses moyens diminuaient. Nous sommes passés de 120 000 lits en 1980 à 41 000 en 2016. C’était motivé par la pression économique, mais aussi par une idéologie (je n’y mets pas de connotation péjorative) : ne plus hospitaliser, construire une psychiatrie dans la cité, essentiellement ambulatoire. Limiter au maximum le modèle asilaire, consistant à « enfermer » des individus. C’était une idée tout à fait louable, mais qui est allé trop loin : on sait tout ce que le terme d’asile charrie de connotations négatives, mais il signifie aussi protection. Aujourd’hui, il est devenu extrêmement difficile d’hospitaliser un patient en souffrance, il faut se prêter à des acrobaties administratives toujours plus difficiles pour pallier l’insuffisance de lits. Nous avons atteint un déséquilibre dont il sera très dur de sortir.

Le NEP : Peut-on évoquer l’« abandon » de la politique de secteur ? C’est sans doute pour une question de moyens, mais il doit aussi y avoir de grandes différences selon les situations géographiques. Cette situation est-elle une spécificité française ?

Je crois que le caractère spécifique, isolé, voire stigmatisé de notre activité est commun à tous les pays. Il y a cependant une spécificité française forte, et elle n’a guère d’équivalent : le secteur. Je rappelle brièvement ce que c’est : pour toute domiciliation, il existe une équipe de soins de psychiatrie. Une espèce de carte scolaire : si vous résidez à tel endroit, vous dépendez de telle équipe. Le secteur est donc une unité géographique d’environ 70 000 habitants.

Ce type d’organisation, associée à l’obligation de soins, me paraît essentiel. Si un individu est en souffrance, le secteur correspondant a l’obligation de lui prodiguer des soins. C’est une organisation qui est vraiment remarquable, et aux endroits du monde où elle n’existe pas, on observe des situations de détresse psychique tout à fait tragiques.

Le NEP : Nous n’avons pas évoqué la psychiatrie liée aux problèmes d’addiction. Les prend-on assez en considération et ont-ils évolué ?

Sur les conduites addictives, force est de constater qu’elles sont toujours aussi fréquentes, même si leur nature évolue. De l’addiction à des substances (toxicomanie), on voit aujourd’hui émerger des addictions dites « sans objet » : comportementales (jeux vidéo, pornographie…). C’est tout un champ d’exercice de l’addictologie qu’il faut repenser à travers ces addictions à autre chose que des substances.

Le modèle de l’addictologie a longtemps été celui du sevrage et de l’abstinence. Il reste pertinent pour certains patients, bien évidemment, mais d’autres pays ont une conduite beaucoup plus pragmatique, qui est celle de la réduction de la consommation. Plutôt que de chercher ce « Graal » de l’abstinence (il y a souvent des considérations quasi religieuses dans cette recherche), il s’agit de minimiser les risques liés à une conduite addictive en cherchant, non pas à supprimer définitivement la conduite addictive, mais à en limiter les conséquences. Viser l’abstinence est une ambition inadaptée à bon nombre de patients.

Le NEP : Vous évoquez à plusieurs reprises dans vos publications la « recherche immédiate de coupables » et l’« effritement de la contingence ». Pouvez-vous nous en dire davantage sur ces deux expressions ?

La contingence – ce qui pourrait ne pas être – devrait normalement amener à suspendre son jugement, c’est-à-dire à s’étonner, à prendre le temps de cet étonnement. Or je crois qu’on a beaucoup de mal à prendre ce temps de l’étonnement. On est sommé de plus en plus rapidement de trouver des explications, et qui plus est des explications causales la plupart du temps (ce qui n’a guère de sens en science, où l’on cherche les mécanismes à l’œuvre, et non les causes, qui sont davantage du ressort du métaphysicien). Il est de plus en plus difficile aujourd’hui de faire le constat qu’on ne comprend pas. Cette crise du coronavirus a été avant tout une crise de la compréhension. Y compris dans le champ médical. En France, par exemple, on a commencé à faire face à la crise à partir d’idées reçues quant à ce qu’est ce virus, et elles se sont largement révélées fausses. Quand on constate notre absence de connaissances, notre premier réflexe devrait être celui de l’étonnement et d’une forme de suspension du jugement, avant de mettre en place les moyens de comprendre.

Facile à dire, mais très difficile à faire en réalité. Car la tentation constante dans une situation d’incertitude est de créer un fil narratif qui explique les choses.  

 

Propos recueillis par PHILIPPE MEYER, BÉATRICE GIBLIN, LUCILE SCHMID & MARC-OLIVIER PADIS

Cet entretien a été réalisé pour le podcast du Nouvel Esprit public animé par Philippe Meyer. On trouvera sur son site (www.lenouvelespritpublic.fr) la version longue de sa transcription. La version publiée ci-dessus a été abrégée et actualisée.

 

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