Affalé sur une chaise, dans l’angle mort de la salle commune, Franck semble reprendre ses esprits comme après un violent effort. Son allure christique convoque aussitôt des images de descente de croix – tête penchée, cheveux aux épaules, bras ballants écartés, pieds nus aux ongles démesurément longs, regard franc qui balaye l’espace, enveloppe les choses et les hommes dans une même douceur, gestes ralentis sous l’effet des médicaments et de l’enfermement, et peut-être aussi d’une infinie précaution. Franck vient de passer un mois en chambre d’isolement, il en est sorti une demi-heure plus tôt. On ne lui a pas rendu ses chaussures de peur qu’il s’enfuie, et il porte encore son pyjama anti-suicide de papier bleu, ce fin vêtement qui n’en est pas un, se déchire d’un geste, couvre à peine, floute les silhouettes – Franck est comme nu.

Il a hâte de récupérer le sweat à tête de loup et le jean blanc troué aux genoux qu’il portait au moment de sa fugue, mais si on le laisse dans cet uniforme clinique c’est pour éviter qu’il ne décampe à nouveau, un Christ en pyjama ne passerait pas inaperçu dans les rues de la ville.

Je me suis barré, les infirmiers m’ont coursé, je me suis caché dans une poubelle, je voulais seulement prendre mes 500 euros à la banque et revenir, mais j’ai acheté du shit, je me suis envoyé un whisky à 11 euros au comptoir, j’étais défoncé, je me suis écroulé, je me suis fait dépouiller, les flics m’ont ramené, ça n’a pas duré longtemps cette petite promenade. La vérité c’est que j’ai fugué pour me faire tatouer Jésus et Marie sur le bras gauche, c’est pour ça que j’avais besoin des 500 euros. Et puis je voulais faire un tour en forêt pour parler aux arbres, à leur contact je respire enfin, lentement et profondément. Parfois aussi je me déshabille, je m’allonge sur le ventre, la bite dans la terre pour sentir l’humus et les vibrations. Bref voilà, comme à chaque fugue, pour me calmer, me punir plutôt, on m’a mis d’office en iso. Mais parfois, quand je me fais trop peur, c’est moi qui réclame l’isolement. Quand je suis en délire, que je regarde intensément le ciel et que je vois une multitude de points lumineux mobiles, comme des fées. Ou quand je sens que j’ai le sexe tout mité. Et surtout quand je deviens loup-garou. En iso, la première semaine on croit qu’on va mourir, et puis on s’habitue ça va. Pour occuper le temps je me fais des délires cosmiques, vous savez je suis schizo et parano au dernier stade. C’est quoi le dernier stade ? Est-ce qu’il n’y a pas toujours un stade au-dessus, qu’on n’imaginait même pas ? Le stade encore au-dessus, le stade ultime, c’est moi en objet céleste, aspiré, englouti et dissous dans un trou noir.

Franck a 40 ans, il est bien connu au pavillon 4B, il y fait des séjours réguliers depuis plus de vingt ans, de l’appartement de sa mère au centre de crise, de l’hôpital de jour au foyer d’accueil médicalisé, puis retour à la case départ, en service fermé. Il m’a dit je reviens dans cinq minutes, a réapparu après avoir enfilé une polaire sur son pyjama en papier crépon et chaussé une paire de claquettes de piscine, a proposé de s’asseoir dans la salle télé, et raconté, sur un ton équanime, une vie de peine et de violence : petit j’étais dyslexique et mon père me tabassait ; comme il était dermato il savait exactement où taper pour que cela laisse le moins de traces possible. Il me cognait pour un oui ou pour un non, parce que j’avais utilisé trop de papier toilette. Ma mère buvait, deux bouteilles de porto par jour, ça peut vous paraître beaucoup mais dans son village c’était la norme, la dose habituelle, tout le monde buvait ça. La dernière fois que mon père m’a frappé j’avais 13 ans et c’était un 14 juillet, le sang a giclé, je me suis rebellé, j’étais devenu grand et fort, j’ai eu le dessus. Le psychiatre m’a expliqué que c’était excitant de frapper, peut-être que j’excitais sexuellement mon père.

Mais je ne l’ai jamais dénoncé, j’ai toujours gardé ça pour moi, je ne voulais pas qu’on m’envoie à la Ddass. D’ailleurs je ne lui en veux pas, j’ai juste parfois un peu de rancœur, il vient me voir à l’hôpital, il m’apporte des clopes ; j’aime mes parents c’est comme ça, on n’y peut rien, c’est mon seul lien je le garde. Voilà, après cette mauvaise période, j’ai passé un CAP jardinier paysagiste, j’étais très bon en taille d’ifs, j’ai travaillé quelque temps au service espaces verts et ça m’a lassé, alors je me suis dit pourquoi pas chasseur alpin, mais la semaine précédant l’examen je ne dormais pas, je fumais du shit en regardant la télé, j’ai pété les plombs et tout ça s’est terminé à l’HP, j’avais 19 ans, c’était mon premier séjour. J’y suis resté deux ans. Quand je suis sorti j’ai rencontré une fille, je ne travaillais pas, j’étais asocial de toute façon, alors je me suis installé chez elle. On était bien, je lui cuisinais des pâtes à la carbonara, des cuisses de grenouille et du rosbif, et on est même descendus à Cannes en vacances. Ma copine était nympho mais je m’en foutais. Ça a tenu comme ça plusieurs années et un jour, à nouveau, j’ai fumé trop de shit, mes yeux sont partis à l’arrière de ma tête, ils se sont collés au fond de mon crâne et ils me regardaient, ils me surveillaient, c’était insupportable. J’avais trop de délires en moi, et aussi le cadavre d’un jumeau que j’avais avalé dans le ventre de ma mère parce que j’étais le plus fort des deux, le plus volontaire. 

Extrait d’À la folie © Flammarion, 2021 

 

 

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