Dans la pente en dessous de la maison, il y a un tas de cadavres. K. me dit de ne pas regarder. Je regarde. Des soldats prennent des selfies, des photos, des vidéos. Les morts sont cireux, tirant sur le verdâtre. Certains ne sont que des bouts de chair, des taches de couleur. Rouge-brun et l’éclat blanc des os. Ça m’évoque absurdement l’étal d’une boucherie. Un des morts est sur le dos, on dirait qu’il sourit, rictus sur des dents sales. D’autres sont figés dans des poses absurdes. Avec leurs chevelures noires, leur teint pâle et leurs barbes longues, on dirait presque un tableau romantique.
Les cousins me saluent, je vérifie que tout le monde est là, vivant. Kak Sarhad a l’air très fatigué, quarante-huit heures de combat dans les pattes. Il me fait quand même la bise, sur les deux joues, devant tout le monde, parce qu’il m’aime bien et que ça le fait rigoler de transgresser les règles. Parce qu’il est le général en charge du front et qu’il peut faire ce qu’il veut. Je vois Miran, avec son fusil de sniper et son air sérieux, Susu Jan et son allure de tueur à gages, ce qu’il est peut-être bien en temps de paix. Qassem, aussi, que j’ai aperçu un peu plus tôt en train de fouiller un cadavre, les mains dans les chairs ouvertes. Quand il me serre la main, j’ai l’impression d’avoir des traces de mort sur moi.
Je reconnais les visages amis, familiers. À mon arrivée, K. m’a dit que deux hommes de leur unité étaient morts, j’ai demandé si je les connaissais. Je me demande quand la guerre est devenue personnelle.
K. reste auprès de moi tout le temps. Il n’est pas comme les autres, lui ne s’approche pas des corps jusqu’à les renifler. Au contraire, il me dit de ne pas les respirer, de ne pas m’approcher, « c’est pas beau, des cadavres ».
Au sud, derrière le haut rempart de terre battue, Ninive étale sa lumière de début d’été, début d’orage. Blés dorés, ciel gris plomb, herbes hautes. De lourds oiseaux noirs tournent au-dessus des champs. Ils sont là pour les cadavres.
Si l’ennemi voulait attaquer par surprise, il n’y aurait pas meilleur moment
Le sol a brûlé par endroits. Ça sent la poudre, la cendre, une autre odeur difficile à identifier, et aussi la chair pourrie, cette odeur douceâtre qui s’incruste sous la peau. K. raconte. Les voitures blindées piégées, les djihadistes avec les ceintures d’explosifs. Les unités voisines qui fuient et ne les préviennent pas. Et puis ce qu’il ne raconte pas. Les images trop laides pour devenir des mots.
On monte à la maison qui tient lieu de poste avancé. On passe le tas de cadavres. À côté, une pelleteuse, pour les enterrer, pour les odeurs et les maladies. Devant la maison, sous un auvent de paille, la crème de la crème est là, uniformes assis en cercle. C’est un peu l’émoi : le chef des forces spéciales serait en route pour inspecter les lieux et remonter le moral des troupes.
Chef débarque effectivement un peu plus tard, sanglé dans un gilet pare-balles, avec un Humvee*, trois pick-up et une douzaine de colosses casqués, armés jusqu’aux dents, l’air féroce et prêt à égorger quiconque serrerait Chef de trop près. C’est un peu ridicule. La crème de la crème frémit quand même. Chez les soldats, on frise l’hystérie, on brandit son téléphone dans l’espoir d’un selfie. Si l’ennemi voulait attaquer par surprise, il n’y aurait pas meilleur moment.
Chef, impassible, échange des politesses avec Kak Sarhad. Puis direction le tas de cadavres, c’est un peu le dernier salon où l’on cause. Il se pose en amont pour un petit discours – manque de chance, il est sous le vent. Il reste impassible, c’est peut-être ça, être un chef. Autour de lui, on se cache discrètement le nez et la bouche. Puis on le remet rapidement dans sa voiture blindée avec force saluts militaires. Pendant ce temps, des soldats posent face à l’amas de corps. On me prie de les rejoindre pour une photo-souvenir. C’est peut-être ça, la guerre moderne.
Kak Sarhad s’approche, une voiture va me reconduire. Une taupe, en face, a prévenu de tirs de roquettes et de mortier imminents. Si je restais, ils s’inquiéteraient pour moi. Je serais une gêne, même si on ne me le dira pas directement.
En partant, on repasse à côté du tas de cadavres. Je dis à K. qu’il a raison, ce n’est pas beau. « Je t’avais dit de ne pas regarder », me répond-il, gentiment. « Du moment que ça ne te poursuit pas ensuite. » Je lui demande si ça le poursuit, lui.
Sur le chemin du retour, une boule me serre la gorge. Le soleil se couche doucement, au loin le djebel Maqloub, la montagne à l’envers. Dans la voiture, les hommes, grenade à la ceinture, discutent entre eux des combats, de Kak Sarhad, qui, décidément, a la classe, tout le monde est d’accord. Ils me déposent à la maison. Mon ami Sabri, lui aussi soldat, a essayé de m’appeler. Il m’apprend que deux de ses cousins sont morts hier. J’entre chez moi, je m’assieds par terre dans le salon et je pleure.
* Véhicule de l’US Army.