L’arme nucléaire occupa une place privilégiée dans les relations internationales de sécurité au cours de la guerre froide (1947-1991) ; elle en demeure l’illustration la plus éclatante. Cette place apparut marginalisée dans les deux décennies qui suivirent le démantèlement de l’URSS. Aux grandes heures de la maîtrise des armements et du désarmement nucléaire unilatéral (comme les initiatives de désarmement britanniques et françaises des années 1990), bilatéral (le traité américano-russe de réduction des armes stratégiques Start-1 de 1991) et multilatéral (l’ouverture à la signature du traité d’interdiction complète des essais nucléaires en 1996), succéda le temps dit des « nouvelles menaces ». Les États désignèrent après le 11 septembre 2001 sous ce vocable sommaire les phénomènes de violence larvée (les risques de prolifération d’armes de destruction massive), ou infra-étatique (le terrorisme de destruction massive). En dépit de tentatives non convaincantes d’adaptation de l’arme nucléaire à ce nouvel environnement, il sembla que le facteur nucléaire s’effaçait lentement de la conflictualité contemporaine. Les armées cherchaient alors à répondre à des schémas de violence dits contre-insurrectionnels (guerres d’Irak, guerre d’Afghanistan, « guerre contre le terrorisme », etc.).

Pour autant, du fait de calculs stratégiques prévisionnels conservateurs (ainsi les livres blancs sur la défense), mais aussi par prudence politique autant que par inertie politico-administrative, il apparut aux États dotés de l’arme nucléaire selon le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP, ouvert à la signature en 1968, entré en vigueur en 1970) que la dynamique de désarmement nucléaire devait être freinée. Face aux risques croissants de « surprises stratégiques » qui caractérisaient – là encore, faute pour les États de savoir mieux les comprendre et les décrire – l’incertitude du début du siècle, l’arme nucléaire ne disparut pas du paysage mondial, mais, au contraire, parut y reprendre peu à peu sa place.

D’un côté, la planète nucléaire regardait impuissante la République populaire démocratique de Corée (RPDC) rejoindre le club réputé très fermé des huit États possesseurs de l’arme nucléaire (aux cinq États reconnus par le TNP que sont chronologiquement les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France et la Chine, s’ajoutaient déjà Israël – qui ne le reconnaît pas officiellement –, l’Inde et le Pakistan). Or, cette intrusion forcée par un petit État autoritaire du Nord-Est asiatique se doublait dans le même temps au Moyen-Orient de ce qui fut et reste généralement perçu en Europe et aux États-Unis comme un effort conduit par l’Iran pour posséder à son tour l’arme nucléaire.

D’un autre côté, des processus de modernisation des forces nucléaires se mettaient en place dans tous les États dotés, destinés à garantir la fiabilité des arsenaux, la crédibilité des doctrines de dissuasion associées, et donc la pérennité de l’arme nucléaire dans le système international et dans les rapports de puissance entre États. En définitive, les vingt premières années du siècle non seulement ne virent pas l’effacement du fait nucléaire stratégique de la scène internationale, mais probablement au contraire le virent se consolider à bas bruit.

La probabilité d’un retour d’affrontements de haute intensité État contre État s’accroît

De fait, le modèle militaire de la contre-insurrection qui se généralisa du tournant des années 1990 à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, sans être un schéma dépassé ou non pertinent, recule dans la prévision des formats conflictuels depuis le milieu de la décennie 2010. En parallèle, la probabilité d’un retour d’affrontements de haute intensité État contre État s’accroît. C’est en particulier le diagnostic que fit le général Thierry Burkhard, alors chef d’état-major de l’armée de Terre (Cemat), en juin 2020 dans un document officiel de doctrine : « le retour d’un conflit majeur est désormais une hypothèse crédible », alors que « le cycle de conflictualité dominé par la contre-insurrection s’achève ». Désormais, prévenait-il, « l’armée attend de nouveaux affrontements », « symétriques, État contre État » (Supériorité opérationnelle 2030. Vision stratégique du Chef d’état-major de l’armée de Terre, avril 2020). Pour rappel, le général Burkhard est chef d’état-major des armées depuis juillet 2021.

Or, dans de tels scénarios, comment imaginer que le facteur nucléaire ne reprenne pas toute sa place au cœur même de la guerre ? Celle que mène Vladimir Poutine en Ukraine illustre ce phénomène à plusieurs titres, alors que les événements progressent sur le terrain, modifiant en permanence les paramètres du problème.

Commençons par nous alarmer de ce qu’un État censément garant de l’ordre nucléaire mondial comme de la lettre et de l’esprit du TNP utilise sa force de dissuasion nucléaire pour rendre inviolables les champs de bataille sur lesquels il opère dans un pays qu’il tente de conquérir. C’est bien ce que fait avec un succès relatif le Kremlin en Ukraine depuis le 24 février 2022. En revanche, paraître surpris de ce que le régime russe puisse commettre, à savoir un acte de « piraterie stratégique », est inquiétant, car cela indique une impréparation intellectuelle autant qu’émotive à ce qui est en réalité une nécessité historique depuis l’apparition de l’arme nucléaire : le rôle de celle-ci est d’abord et avant tout d’offrir une couverture stratégique à l’État qui en dispose, quels que soient les modalités et l’usage de cette couverture. La possibilité théorique d’une « sanctuarisation agressive » telle que la pratique la Russie actuellement en Ukraine a été conçue depuis des décennies et formulée selon ces termes dans le courant des années 1990. C’est ainsi qu’elle est pensée au Japon et en République de Corée, s’agissant de la Corée du Nord, depuis vingt ans. C’est ainsi qu’elle fut également appréhendée par la France concernant les États-Unis et l’URSS lors de l’humiliation de Suez de 1956, ce qui, du reste, finit de convaincre les élites politiques de la IVe République du bien-fondé de faire aboutir le programme nucléaire national à l’époque. En somme, c’est l’une des modalités de la dissuasion qui peut être dans le meilleur des cas une simple fonction de défense d’un État doté, mais qui reste toujours l’outil privilégié de politiques de puissance de tous les États nucléaires, que leur forme soit violente, rugueuse ou policée. Cette réalité est celle que perçoit l’immense majorité des États dans le monde ainsi que, probablement, leurs opinions publiques. Autrement dit, la permanence des arsenaux pose la question de la qualité comme de la stabilité des régimes et du pouvoir au sein des États qui en disposent. Cette perspective diachronique est malheureusement un impensé de la réflexion sur la dissuasion nucléaire.

Pour autant, la guerre qui se mène en Ukraine n’est pas une guerre nucléaire. En dépit d’ambiguïtés constitutives de la posture de dissuasion russe, qui ont pour fonction de renforcer cette posture, les termes doctrinaux de l’usage d’armes nucléaires dans une situation de guerre n’ont pas été modifiés par les autorités militaires russes avant le lancement des opérations d’invasion le 24 février dernier. Ces termes n’ont pas évolué depuis lors vers un abaissement du seuil d’emploi de l’arme. L’idée selon laquelle les échecs opérationnels dans la conduite d’une guerre avec des armements classiques ouvriraient la voie à un emploi de l’arme nucléaire est une assertion du sens commun qui peut se comprendre, mais qui ne correspond pas aux cas d’emploi prévus par les militaires. Or, les concepts d’emploi de la force ne sont pas des réalités fictives. Ils sont faits pour générer des processus décisionnels dans les chaînes de commandement. Cela est toujours exact, qu’il s’agisse d’une arme de longue portée, de portées moyenne et intermédiaire, de courte portée, de haute ou de faible puissance, stratégique ou tactique, selon la dénomination que l’on choisit d’adopter.

Mais précisément, si le facteur nucléaire ne peut être absent du conflit, comme il ne pourrait l’être d’un conflit qui engagerait la Chine ou la Corée du Nord à l’avenir, ce facteur n’épuise pas, tant s’en faut, les données de l’équation guerrière. Au contraire, c’est paradoxalement sous couvert du parapluie nucléaire russe que la dynamique du conflit s’est peu à peu inversée au cours du printemps et de l’été 2022 au profit de la partie ukrainienne, soutenue par l’aide militaire américaine et de plusieurs pays européens, Royaume-Uni et Allemagne en tête. Plus encore, la dissuasion nucléaire russe n’empêche nullement l’escalade de la violence sur les différents champs de bataille, toujours opérée par des systèmes d’armes classiques : augmentation des bombardements russes mais aussi ukrainiens, persistance des revers militaires de l’armée russe en dépit même du rattachement officiel des quatre régions de Zaporijjia, Kherson, Louhansk et Donetsk à la Fédération de Russie par décret présidentiel du 30 septembre dernier.

La guerre russe contre l’Ukraine illustre l’éclat retrouvé de la dissuasion nucléaire, en cela qu’elle plaide pour un renforcement de toute politique visant à dissuader de futurs États tentés par le chantage nucléaire de commettre leurs exactions. Mais cet éclat est sombre et hautement problématique. Les pays ne disposant pas d’un outil de dissuasion constatent qu’un tel outil se trouve renforcé dans son principe, ce qui pose la question des alliances militaires comme celle de la prolifération des systèmes d’armement participant d’une stratégie de dissuasion. Dans le même temps, la légitimité même de la dissuasion nucléaire se voit mécaniquement entamée par l’usage pernicieux qui en est fait. Qu’on le veuille ou non, clamer haut et fort qu’un État nucléaire se doit d’adopter un comportement responsable ne fait pas une politique étrangère et de sécurité. 

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