Je me souviens de ce jeune homme devant l’ambassade d’Ukraine à Paris, nous sommes en mars 2022, il doit avoir une vingtaine d’années. Il est ukrainien et, avec d’autres garçons qui semblent du même âge, il regarde l’affiche collée sur la façade indiquant un « point de recrutement ».

C’est le retour de la guerre, celle qui brise une vie, une maison, un pays.

La guerre comme dans les livres d’histoire, celle qu’à son âge, je n’ai pas connue.

J’ai eu 20 ans en 1995, l’année d’après, j’entre à Sciences Po. 

Au mois d’octobre 1996, Jacques Chirac annonce la fin anticipée du service militaire, dès 1998 au lieu de 2002. C’est un soulagement pour tous ceux nés après 1979 : mes camarades de promo, souvent nés entre 1975 et 1977, se disent qu’ils seront donc les derniers appelés ; un ami n’a pu se faire réformer, il fera donc « ses classes » – avant d’aller faire des photocopies, planqué pendant dix mois dans les bureaux d’un ministère –, trois semaines à ramper dans un bois du Mont-Valérien, à démonter un Famas, il trouve cela absurde, on en ricane ensemble, comme si cette manière de faire la guerre appartenait désormais et pour toujours à d’autres espaces-temps que le nôtre…

À l’époque, dans l’amphithéâtre Boutmy de la rue Saint-Guillaume, on fait des exposés sur l’ouvrage de Francis Fukuyama, paru en 1989, The End of History and the Last Man [La Fin de l’histoire et le dernier homme], on constate avec lui que le modèle de la démocratie libérale – et la paix qui l’accompagne – gagne en influence dans l’espace post-soviétique, on a encore en tête ce journal télévisé regardé en famille quelques années plus tôt, encore adolescents, le 9 novembre 1989, quand Christine Ockrent tout de rouge vêtue a prononcé ces mots : « Il n’y a plus de rideau de fer entre les deux Allemagnes. » 

Cet avion qui rentre dans l’une des tours jumelles, ça ne peut pas être le réel

Sur notre continent dans les années qui suivent, on sait bien qu’il y a les guerres de l’ancienne République fédérale socialiste de Yougoslavie, on entend que la « communauté internationale » est à la peine. Mais on regarde ailleurs. On ne se le formule pas vraiment, mais on grandit dans cette sérénité implicite : un nouvel ordre mondial stable et pacifique va succéder en Europe à la guerre froide ; et l’on regarde l’Union européenne s’agrandir, comme une famille qui va bien, qui prospère : Espagne, Portugal, Autriche, Suède, Finlande…

Le 11 septembre 2001 va nous déniaiser. 

Je suis en stage à LCP où j’obtiendrai quelques mois plus tard ma première carte de presse. On fume encore des clopes dans la salle de rédaction, on est en train de plaisanter entre jeunes journalistes et soudain… on ne comprend pas tout de suite les images qui apparaissent sur l’écran de la télévision allumée, sans le son. Cet avion qui rentre comme dans du beurre dans l’une des tours jumelles, ça ne peut pas être le réel, c’est sans doute la bande-annonce d’un film américain, une publicité de mauvais goût… Nous sommes silencieuses mes amies et moi, incapables de comprendre à ce moment précis que nous venons de quitter pour toujours la décennie acidulée des années 1990, que c’est un nouveau registre de conflit qui vient de surgir sur cet écran, un conflit qu’on qualifiera bientôt d’« asymétrique », entre une organisation terroriste et le monde occidental. Notre monde.

Mes jeunes confrères de LCP et moi allons définitivement devenir adultes et journalistes politiques dans la décennie qui va suivre. On passe notre vie au Palais-Bourbon à se passionner pour les séances de « Questions au gouvernement », les petites phrases de la salle des Quatre-Colonnes, les projets de loi de finances et les 49.3 ; mais il y a aussi le coup de tonnerre du 21 avril 2002, l’effroi d’une présidentielle où le FN est au 2e tour. À l’époque, on ne suit pas beaucoup l’actualité internationale, c’est le « syndrome du village gaulois », cette maladie très française des journalistes politiques de l’époque, qui rend un peu hermétique à l’actualité du reste du monde.

Vladimir Poutine nous rappelle le caractère tragiquement répétitif de l’histoire

De ce début de XXIe siècle, je conserve le souvenir d’une bulle d’optimisme où la guerre demeure à distance de notre quotidien européen : depuis le 1er janvier 2002 on se familiarise avec des euros tout neufs dans nos portefeuilles, on va voir au cinéma L’Auberge espagnole de Cédric Klapisch, et les aventures européennes de Romain Duris dans une Barcelone toujours ensoleillée sont réjouissantes. 

Nous sommes alors dans ces années post-11-Septembre dont le chercheur spécialiste de l’histoire du terrorisme Marc Hecker écrit qu’elles nous ont fait rentrer « dans l’ère du risque terroriste élevé permanent, l’ère de la guerre irrégulière qui n’est qu’une partie de la guerre ». Ce fut aussi, parallèlement et indissociablement, l’essor d’Internet, écosystème sans lequel Al-Qaïda et encore moins Daech n’auraient pu prospérer. Je me souviens de la fascination terrifiante que représentèrent les premières vidéos de ce « djihad par l’image », d’As-Sahab à Al-Hayat, les « agences » de com’ des terroristes, dont les vidéos allaient désormais hanter régulièrement nos vies, et les attentats casser – ponctuellement – notre insouciance occidentale d’enfants nés de parents soixante-huitards. 

Ces nouvelles menaces, mon grand-père les relativisait toujours, les opposant à « sa » guerre, celle de 39-45 qu’il avait vécue d’abord prisonnier des Allemands sous l’Occupation, puis enrôlé par les Américains pour libérer à leurs côtés, comme jeune interne de médecine, le camp de Dachau. J’entends encore ses mots pour parler d’une époque de l’histoire où « l’on avait peur sans cesse et pas juste de temps en temps ».

Pas de conflit mondial, pas de peur permanente donc, pour les enfants de Fukuyama, juste par moments, le sentiment d’une menace multiforme, surgissant et disparaissant, après avoir semé la terreur : fusillade dans la rédaction de Charlie Hebdo ou lors d’un concert au Bataclan ; cyberattaque, la même année, chez les confrères de TV5 Monde… des formes de guerres qui n’étaient toujours pas la guerre, même si François Hollande prétendait le contraire.

La guerre, la vraie, a pourtant fait son retour en mars 2022 sur notre continent, plus du tout hybride, parfaitement visible et réveillant les récits de mon grand-père : avec l’image, marquante, de cette colonne de chars russes roulant vers Kiev au matin du 15 mars, que nous regardions dans les bureaux d’Arte, avec mon équipe du Dessous des cartes, comme hébétés de découvrir qu’au xxisiècle il était encore possible qu’un dirigeant prenne la décision de violer les frontières d’un État souverain avec le projet de l’envahir et de le contrôler. 

Réveil brutal des enfants de Fukuyama découvrant que leur siècle pouvait encore produire des guerres sur leur continent, des guerres « à l’ancienne » et postmodernes, jouant sur tous les tableaux, les bombes, les ruines, les réfugiés, les soldats enrôlés de force, les pères disant au revoir sur des quais de gare, les viols, les tortures, mais aussi la menace nucléaire, les sabotages de gazoducs, les cyberattaques, la bataille informationnelle…

Au fond, en ce sinistre hiver 2022, Vladimir Poutine venait de nous rappeler le caractère tragiquement répétitif de l’histoire, la capacité de celle-ci à couver sans cesse, en son sein, des dictateurs, des guerres, mais aussi des peuples un peu lâches, trop souvent enclins à détourner le regard. 

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