À quoi pourrait ressembler la guerre demain ? La guerre en Ukraine esquisse un nouvel art de la guerre, en genèse depuis le début des années 2000. Une révolution profonde est en cours, liée à la convergence entre robotique, cyberdéfense, IA, et même la lutte cognitive. Et c’est dans la zone indopacifique que cette métamorphose pourrait prendre tout son essor.

 

Premières leçons d’Ukraine : cyber surprises et « réseau agile »

L’auteur de ces lignes avait fait le pari dans un ancien roman imaginant un conflit majeur entre la Chine et les États-Unis pour le contrôle de Taïwan qu’une large part de l’agression se situerait dans le cyberespace. La guerre en Ukraine montre, elle, le visage plus traditionnel de batailles d’artillerie et de manœuvres combinées employant des moyens mécanisés. Pourtant, la Russie a bien fait un usage très offensif du cyber. Microsoft note ainsi que lors des quarante premiers jours de l’affrontement, il y a eu en moyenne presque une cyberattaque majeure par jour. De nombreuses cibles stratégiques ont été touchées – opérateurs télécom, services gouvernementaux ou banques. Des opérations conjointes cyber et cinétiques [qui agissent directement sur le monde matériel – troupes, missiles, avions] ont même été menées, par exemple contre la tour de télévision de Kiev et des médias de la capitale.

La surprise, c’est leur inefficacité apparente. On pourrait lister les raisons. Microsoft note que seules 29 % des cyberattaques ont réussi à pénétrer les réseaux ciblés. La cyberdéfense ukrainienne est aussi aguerrie à des agressions depuis au moins 2014. L’autre grand enseignement de cette victoire défensive, c’est le rôle des partenaires étrangers, États ou groupes privés. Par exemple, Brad Smith, le président de Microsoft, a déclaré que « le front russo-ukrainien passe en fait par Redmond, Washington [siège de Microsoft] ». Cette approche traduit une réalité de la cyberdéfense : la nécessaire coopération afin de reconstituer collectivement le « puzzle » du réseau universel de la guerre. Par mimétisme, la défense se pense en réseau. Elle impose de travailler avec agilité et d’intégrer les partenaires.

Les forces conventionnelles ukrainiennes font aussi preuve de cet art nouveau du « réseau agile », qui peut plier mais ne rompt pas et intègre de manière innovante actifs et acteurs. Sur le plan stratégique, l’Ukraine a d’abord cassé pas à pas le réseau logistique de l’adversaire ; puis a avancé sur deux fronts éloignés, au nord et au sud, de manière coordonnée. Rien à voir avec l’approche frontale et bien trop prévisible des Russes. Au niveau informationnel, les Ukrainiens ont adapté constamment leur logiciel GIS Arta permettant de sélectionner en ligne l’artillerie disponible pour traiter une cible. Drones civils chinois DJI et VTT ont été combinés pour rapidement identifier les cibles. La société civile est recrutée pour signaler des drones via l’application DIIA [créée au départ pour stocker leurs documents administratifs et accéder aux services de l’État via leurs smartphones]. Cette approche en « réseau agile » permet d’ailleurs de pallier l’absence de domination aérienne. Dans un affrontement sur plusieurs domaines combinés – terre, air, mer, cyber, cognitif, espace… – que nul ne contrôle entièrement, il s’agit d’une clé de la guerre de futur. Cette clé sera au cœur de la zone indopacifique. Dans cet espace, l’affrontement d’au moins deux superpuissances technologiques – la Chine et les États-Unis – sera d’une autre amplitude qu’en Ukraine. Là encore, les anciens et nouveaux champs et milieux d’action vont devoir se coordonner.

 

Vers la guerre augmentée

Ainsi, le cyber n’a en fait pas disparu. Le conflit cyber israélo-iranien a continué à en démontrer toute la pertinence. Par exemple, en mai 2020, le système d’exploitation du terminal portuaire de Shahid Rajaee à Bandar Abbas, en Iran, avait été hacké. Cela provoqua une paralysie du point d’entrée de plus de 90 % du trafic du port à conteneurs du pays. La cyberattaque était peut-être une riposte israélienne à une autre cyberattaque, iranienne. Elle aurait été déclenchée deux semaines après, un délai pouvant être considéré comme diplomatique. Les opérations offensives cyber prennent souvent plusieurs semaines, ou plus, à se mettre en place. Si des États ont des capacités cyber quasi « presse-bouton » pour riposter, alors ce qui était du champ du roman d’anticipation devient réalité.

Ce qui était du champ du roman d’anticipation devient réalité

D’autres capacités révolutionnaires voient également le jour. Au niveau cognitif, celui de la lutte informationnelle, l’apparition d’avatars sous la forme de deepfake reproduisant parfaitement des conversations humaines n’est plus très loin. Les ruptures de l’intelligence artificielle ont d’ailleurs conduit un ingénieur de Google à s’imaginer parler avec un être sentient [capable de douleur, de plaisir et d’émotions] en juillet dernier. Ce type d’illusion, capable de leurrer une personne diplômée ou non sur les réseaux sociaux ou les métavers [un monde virtuel, allant au-delà du monde réel], démultipliera les possibilités de manipulations psychologiques. Elles pourront cibler influenceurs sociaux, militaires ou bien évidemment leurs familles. Capacités souvent logées au niveau stratégique, rien n’interdit de penser à terme la mise à disposition segmentée de banques de cibles. Elle permettra par exemple au chef de section sur le terrain tactique de mieux influencer populations et chefs de tel ou tel lotissement. 

Sur le terrain cinétique, la révolution des drones de toutes formes, tailles et pour tous milieux, de la terre au spatial – telle que la navette spatiale robotique américaine X-37 – ou à la mer, va créer un nouvel environnement autour des grandes plateformes, avions, porte-avions… La guerre en Ukraine n’a pas fait apparaître des essaims de drones tels que vus dans les laboratoires de recherche ou les grands événements publics. Mais tout comme le feu d’artifice en Chine précurseur de l’artillerie, un nouveau ballet de drones militaires est bien en gestation. Le nombre de ses appareils pourrait être plus grand que ceux des flottes d’aujourd’hui. Suivant la loi de Moore, chacune de ces unités robotiques sera, dans les dix ans, plus intelligente qu’aujourd’hui et capable d’exercer des manœuvres complexes et coordonnées. Bien évidemment, cet essaim de glaives robotiques sera confronté à des forces antidrones à tous les niveaux, en partant du tactique – qu’elles soient électromagnétiques, cyber ou elles-mêmes dronistiques. Elle mobilisera tous les acteurs, capteurs et objets connectés de la société civile, comme en Ukraine. Cette révolution des capteurs intelligents à coûts toujours plus bas va les retrouver déployés en masse dans toutes les zones et tous les milieux. Elle rendra transparent et visible ce qui ne l’était pas jusque-là. Face à cette menace, les armées devront alors redoubler d’efforts pour se protéger par des leurres – en utilisant d’ailleurs aussi des drones.

 

L’humain dans la « captrosphère » ?

Dans un environnement aussi nouveau et complexe, comment opérer le « réseau agile » ? Tant pour la planification que pour l’exécution, surtout quand elle est laissée en partie à l’autonomie de la machine, la réponse semble être aujourd’hui celle du recours massif à l’intelligence artificielle. Mais comme le notent avec beaucoup de perspicacité les chercheurs Jon Lindsay (Georgia Institute of Technology) et Avi Goldfarb (The Rotman School Of Management, University Of Toronto), l’intelligence artificielle peut automatiser la décision sur la base d’une fonction d’optimisation ; mais elle ne peut toucher au jugement, c’est-à-dire l’étape du choix de cette fonction d’optimisation. Celle-ci doit prendre en compte les considérations croisées des objectifs militaires et politiques. Le rôle du décideur humain risque donc d’être ainsi renforcé, d’autant que rien ne remplace à date ce sensemaking [processus par lequel un individu donne du sens à une expérience] humain face au « brouillard de la guerre » où, du reste, les données d’entrée nécessaires à la formation du jugement peuvent être elles-mêmes attaquées, et où mettre le décideur humain dans une position subalterne et atrophiée risquerait en réalité de dégrader profondément la capacité de décision au sein du « réseau agile ».

Une course de vitesse pour maîtriser au mieux le premier l’art de la guerre en « réseau agile »

Néanmoins, de la même manière que les pilotes de ligne s’entraînent sur des simulateurs qui restituent la complexité d’un environnement technique confronté aux frictions naturelles ou technologiques les plus anormales, les soldats et officiers s’entraîneront sur des simulations du monde toujours plus complexes pour développer ce sensemaking, mais aussi pour identifier de nouvelles solutions d’attaque ou de défense, voire pour l’aide à la planification et l’organisation précisément de la phase du jugement dont parlait Lindsay et Goldfarb. La construction de ces miroirs synthétiques du monde, reproduisant sur toutes les dimensions possibles le théâtre des opérations, est déjà en cours. Aux États-Unis, l’Agence de recherche avancée des forces armées, la DARPA, construit de tels environnements synthétiques incorporant des comportements des agents, simulés, entre autres, par la théorie des jeux [qui étudie des situations où des individus prennent des décisions, chacun étant conscient que le résultat de son propre choix dépend de celui des autres]. Les autres grandes puissances européennes ne sont pas en reste. Ces miroirs numériques en construction concrétisent le rêve de la captromancie, cet art divinatoire de la Grèce antique consistant en la lecture du futur dans les miroirs. Ils formeront une « captrosphère », conçue pour planifier des opérations complexes multi-milieux multi-champs et employée pour les tester et les simuler. Elle pourra même être utilisée comme assistance-conseil, à l’affût d’un écart entre la simulation générée et la réalité perçue comme signe d’alerte d’un danger à venir.

 

Et c’est dans le miroir de cette « captrosphère » que se dévoilera peut-être le sens profond de cette guerre du futur : une course de vitesse pour maîtriser au mieux le premier l’art de la guerre en « réseau agile ». Dans cette révolution tirée de manière toujours plus accélérée par les métamorphoses des technologies de l’information, le gagnant sera celui présentant les traits d’adaptation les plus aboutis le plus rapidement. Si la guerre, froide ou chaude, prend corps dans l’Indopacifique, elle signifiera aussi au niveau idéologique quel système politique, totalitaire ou libéral, domine d’un point de vue évolutionnaire. Car la guerre est aussi un miroir et un test du caractère de nos sociétés. Ça l’était déjà dans le passé ; cela va l’être dans ce futur de bruits et de fureur qui se rapproche désormais à grande vitesse. 

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