Comment qualifier la guerre déclarée par Vladimir Poutine à l’Ukraine ?

Le Kremlin n’admet pas qu’il a déclenché une guerre d’agression. Le mot est tabou, dans l’illusion de ne pas inquiéter l’opinion russe. C’est le premier mensonge d’une série rhétorique émise par des acteurs pervers. La perversion consiste à dire une chose et son contraire, dans une posture de toute-puissance. Sauf que le réel refoulé finit par faire retour, avec les échecs militaires successifs, et la mobilisation partielle qui touche surtout les minorités ethniques des périphéries. Le seul chiffre donné par le ministère de la Défense est de 6 530 morts russes. Vingt-quatre seulement sont de Moscou. Tous les autres sont bouriates, mongols, tatars ou originaires du Daghestan. Le Kremlin utilise cette guerre pour se débarrasser des non-Russes… Et pour éviter que la population russe proteste, la mobilisation ne touche ni Moscou, ni Saint-Pétersbourg, ni les capitales régionales.

Dans la guerre d’Ukraine, côté ukrainien, l’arrière soutient l’avant. L’engagement est d’ampleur nationale, à la mesure des souffrances endurées. Ce qui interdit toute concession de la part du président Zelensky. Côté russe, l’armée est à l’image des maux de sa société, « en pire », constatait Léon Trotski chargé de bâtir une armée rouge. Les soldats se comportent en soudards comme on le découvre à chaque étape de la contre-offensive ukrainienne. L’agression militaire russe rappelle, dans l’argumentaire employé, l’annexion des Sudètes par le IIIe Reich en 1938, où il s’agissait de « libérer » les Allemands des Sudètes de « l’oppression » tchécoslovaque, prétexte d’une ambition pangermaniste. Sans l’appui militaire occidental à l’Ukraine et sa détermination de résistance, ce scénario funeste se serait déroulé au terme de « l’opération spéciale » lancée le 24 février 2022.

Votre dernier ouvrage est titré Ukraine : une guerre coloniale en Europe. En quoi, selon vous, cette guerre a-t-elle une dimension coloniale ?

J’emploie le qualificatif « coloniale », car je considère que la guerre d’Ukraine est la guerre d’émancipation d’une nation dominée face à un pays qui agit et se pense encore comme un empire. Soutenir, comme on l’entend encore, que l’Ukraine, tout ou partie, est « russe » évoque l’ancien slogan de l’Algérie française. Et le jour où la Russie cessera de dominer l’Ukraine (et la Biélorussie), elle cessera d’être un empire. L’histoire nous apprend que ce sont toujours les peuples qui veulent se libérer qui finissent par l’emporter. Je souhaite donc attirer l’attention générale sur le fait négligé que les empires ne sont pas tous d’outre-mer, mais que plusieurs d’entre eux ont eu, et ont encore, une dimension d’outre-terre : la Russie en premier lieu, mais aussi la Turquie, l’Iran, la Chine, qui sont tous organisés selon le modèle « centre impérial / périphéries dominées ».

« L’histoire nous apprend que ce sont toujours les peuples qui veulent se libérer qui finissent par l’emporter »

On a oublié en Europe, mais pas sur place, que l’Asie centrale a fait l’objet d’une conquête militaire violente par l’armée russe. Une nostalgie néo-ottomane se repère dans la présence militaire turque au nord de la Syrie, et surtout dans le soutien sans faille à l’offensive de l’Azerbaïdjan, qui finira par permettre une liaison directe entre la Turquie et la mer Caspienne. L’Iran agit en puissance régionale de l’Afghanistan à la Syrie et au Liban, dans les anciennes limites de l’Empire perse, en s’adossant à la géographie du chiisme. La Chine sinise avec brutalité son tiers occidental, le Xinjiang et le Tibet. Quatre empires terrestres qui sont à l’avant-scène des tensions en 2022. Il serait conforme à la réalité géohistorique que les dirigeants des anciennes colonies d’outre-mer le prennent en compte.

Quelles sont les guerres à l’œuvre aujourd’hui dans le monde et quels types de guerres ?

Outre l’Ukraine, une vingtaine de pays sont aujourd’hui affectés par des guerres. Il s’agit d’abord de conflits entre deux États voisins à propos de questions de frontières et de territoires. C’est le cas entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, en conflit depuis 1988, avec une phase de reconquête par Bakou en 2020 des territoires perdus en 1988 et une nouvelle phase d’hostilités depuis le mois de septembre 2022. De même entre le Tadjikistan et le Kirghizstan, il y a un conflit récurrent relatif à l’absence d’accords de démarcation frontalière. Une deuxième catégorie de conflits voit des acteurs extérieurs s’immiscer dans des tensions politiques internes : l’Érythrée en Éthiopie, l’Arabie saoudite au Yémen, le Rwanda et l’Ouganda dans l’ouest de la République démocratique du Congo, la Turquie dans le Caucase du Sud. La majorité des conflits armés ont des causes et des enjeux internes. Citons la lutte incessante de l’armée du Myanmar (Birmanie) contre la région périphérique de Rakhine, les attaques permanentes des Shebabs contre les fragiles autorités de Mogadiscio (Somalie), les incursions djihadistes dans le nord du Mozambique, les attentats des talibans pakistanais contre la province du Nord-Ouest. Deux pays du Sahel ouest-africain, le Mali et le Burkina Faso, font face à des opérations djihadistes qui déstabilisent des gouvernements successifs incapables de rétablir la sécurité.

Quelles régions sont concernées par ces conflits ? Et quels sont les motifs principaux des affrontements : économiques, territoriaux, religieux ?

Longtemps limités au continent africain – le Sahel, les Grands Lacs et la Corne – et à l’Asie du Sud – Afghanistan, Pakistan – et du Sud-Est – Myanmar, Philippines –, les conflits se sont aggravés en Asie centrale et dans le Caucase du Sud, en périphérie de la Russie. Les enjeux, je l’ai dit, sont soit banalement de territoire, soit le plus souvent de pouvoir. Un exemple tragique est fourni par l’Éthiopie dont la trajectoire rapide de développement a été arrêtée par la rivalité entre trois centres de pouvoir : les Amharas, puis les Tigréens – qui avaient régné sur le pays pendant deux décennies – et les Oromos, qui ont réorienté l’effort économique hors de la région du Tigré. Les enjeux économiques sont essentiels en Asie centrale – la maîtrise de l’eau de bassins versants transfrontaliers – et en Afrique de l’Ouest, toujours marquée par une rivalité entre éleveurs et paysans, les premiers, souvent peuls et musulmans, étant accusés de soutenir les groupes djihadistes. La question foncière est centrale en Afrique sahélienne comme en Somalie affectée par la sécheresse et, au sud, par la famine, comme au Soudan du Sud touché par des inondations. Les rivalités de pouvoir se mêlent aux projets religieux d’imposition de la charia (Nigeria, Mali) et se combinent avec une dimension régionale (Boko Haram dans la région du Borno).

Qu’appelle-t-on une guerre hybride ?

Clausewitz estimait que la guerre est un caméléon, susceptible de varier selon les objectifs politiques. Le concept fut premièrement formulé en 2005 au sein de l’état-major américain en Irak. La stratégie russe adoptée à partir de 2014 en Ukraine est une guerre irrégulière, de nature psychologique, qui recourt d’abord à des moyens non militaires pour soumettre les populations russophones de l’est du Donbass à une propagande intense, afin qu’elles acceptent le projet géopolitique du pouvoir russe de reconquête d’une Ukraine renommée Novorossyia – terme de Catherine II [qui régna sur l’Empire russe de 1762 à 1796] – et le projet sociopolitique néoconservateur. Le contrôle de la société est assuré par le dénigrement de l’adversaire traité de « nazi ». Tous les moyens de la propagande d’État sont mobilisés. De plus, des moyens paramilitaires sont utilisés – les petits hommes en uniforme vert, armés, mais sans insignes, ont pris le contrôle des centres de pouvoir en Crimée. Il s’agissait de Spetsnaz, forces spéciales, qui devaient, à partir du 24 février 2022, répéter la même opération à Kyiv, en voie d’encerclement par une invasion de troupes régulières venues de Biélorussie. La guerre hybride combine l’insurrection – les milices pro-Moscou – à l’agression extérieure, comme l’écrit Élie Tenenbaum dans « Le piège de la guerre hybride » (Focus stratégique, no 63, octobre 2015). Cette stratégie n’a pas fonctionné : les officiers ukrainiens n’ont pas cessé le combat, les dissensions internes se sont effacées au nom de la défense de la nation agressée.

Quelle est la dimension nucléaire des conflits ?

La menace du Kremlin de l’emploi d’une arme nucléaire tactique, déjà proférée en 2014, vise d’abord à troubler les opinions occidentales qui soutiennent l’effort de guerre de leurs gouvernements. Il a été nécessaire aux pays dotés – France, Royaume-Uni et États-Unis – de rappeler qu’ils disposaient eux aussi de capacités stratégiques afin de restaurer la dissuasion. Et il est acquis que Pékin et New Delhi ont fait passer un message de retenue à Moscou. Il reste que dans la doctrine militaire russe, le nucléaire est une arme d’emploi. Il est donc raisonnable de parer à toute éventualité, même si d’autres modes d’agression sont employés par le Kremlin contre l’intégrité des infrastructures critiques occidentales (gazoducs et oléoducs, signalisation ferroviaire, aéroports, hôpitaux, réseaux électriques).

Qu’est-ce qui a changé dans la manière de faire la guerre depuis trente ans ?

En réalité, depuis 1991, le monde n’a pas connu de guerres majeures, comparables à celles du passé. L’opinion américaine s’est lassée des guerres sans fin, tandis que les budgets militaires s’effondraient en Europe. Le retour stratégique de la Russie à partir de 2014 (Ukraine, Syrie) et la montée en puissance du budget militaire de la Chine, de l’Inde, de l’Iran et de la Turquie ont modifié la donne, en relançant la compétition stratégique. C’est ainsi que la guerre d’Ukraine conduit les états-majors occidentaux à réinvestir dans des situations de conflits dits de haute intensité, à la différence des opérations antiterroristes de nature asymétrique (Afrique, Moyen-Orient, Afghanistan). La symétrie entre belligérants potentiels est redevenue la règle. L’élément nouveau est le rôle de la guerre informationnelle, qui vise à façonner les perceptions pour discréditer la position de l’autre, de faire connaître les alliances et les capacités industrielles afin de réduire sa capacité de résistance. L’état-major français et l’Otan ont intégré cette dimension en observant les Russes et surtout la guerre Arménie-Azerbaïdjan. Les Azerbaïdjanais ont mené une campagne pour décourager les Arméniens, ce que n’ont pas réussi les Russes en Ukraine.

Comme l’a exposé le chef d’état-major des armées françaises, Thierry Burkhard, lors d’une intervention à Bruxelles en octobre 2021, il importe avant tout d’avoir une grille pertinente des crises dans le monde, de rebâtir une pensée stratégique, de se préparer à dissuader, afin de gagner la guerre avant la guerre. C’est une dissuasion élargie, non nucléaire. Dès début novembre, Joe Biden a ainsi envoyé William Burns, le patron de la CIA, et surtout ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou, qui a dit aux Russes : « Nous savons ce que vous préparez. Vous allez commettre une erreur stratégique et vous nous trouverez en face, ce sera une erreur stratégique. » Voilà la guerre informationnelle : savoir à l’avance ce que l’autre va faire, et tâcher de l’en dissuader. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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