Pliant sous l’effort comme une pièce d’artillerie, Lucien Van Impe restera comme l’un des plus petits obusiers de l’histoire des grimpeurs : 58 kilos. Le Danois Michael Rasmussen, en comparaison, pesait beaucoup plus lourd : 59 kilos. Dans les années 1970, Van Impe ne pouvait pas avoir recours aux molécules de synthèse et pourtant, en 1981, il refusa de se soumettre à un contrôle antidopage. Les commentaires furent longtemps aigres pour le petit grimpeur du plat pays. Il volait dans les cols, mais semblait tétanisé dans les descentes. Comme un chien dans l’escalier. La presse le qualifia de « beau suiveur ». Pour ne pas dire « suceur de roue ». Lucien s’en défendait : « Je ne suis pas un coureur qui ne roule pas. Mais je ne suis par Merckx non plus… »

Le « portrait-souvenir », pour employer le titre d’un livre de Roger Stéphane, ancien résistant et producteur de télévision qui pratiquait le « devoir d’admiration », me semble parfaitement adapté pour raconter un homme qui a couru avec Rik Van Looy et Jacques Anquetil à la fin de leur carrière. 

Dans le grand herbier des coureurs, Van Impe est associé à mon premier contact avec le Tour de France sous les couleurs de Sonolor-Lejeune en 1971 entre Luchon et Gourette, comme jeune spectateur du bord de route. Puis avec le Tour 1973, toujours dans les Pyrénées. Ce sont les années Merckx, Ocaña, Agostinho, Godefroot, Zoetemelk. Pourquoi Van Impe précisément ? Il était de taille… atteignable pour un enfant de 10 ans. Et puis il était écrasé par les ogres de l’époque. Je crois que c’était son côté petit cireur de bottes auquel on ne fait pas attention, mais qui, le lendemain de sa victoire à Orcières Merlette, en 1972, se serait vu propulsé propriétaire d’un magasin de chaussures sur une artère commerçante, tant sa notoriété fut soudaine.

Sonolor-Lejeune était une équipe qui avait l’habitude de croiser dans la Grande Boucle, pêchant des étapes au harpon pour le Grand Prix de la montagne. Lucien remportera à six reprises le titre de meilleur grimpeur. Cyrille Guimard, en dirigeant impeccablement ensuite Lucien Van Impe à partir de 1975 au sein de Gitane-Campagnolo fera du Belge le vainqueur du Tour 1976.

Il y a dans le profil de cet homme discret (« Je n’aime pas le chiqué ») une volonté de retrait et une forme de coquetterie passe-muraille. Comprendre : tout cela est bien trop beau pour moi. Lucien, une fois sa carrière achevée en 1987, et après quinze tours, a toutefois succombé à la mode des cheveux bouclés, lui qui toujours eut les cheveux raides collés au front par la sueur lors des ascensions. Un jour chez son coiffeur : « Dis, Lucien comme c’est la mode, je vais te faire une permanente. Tu seras tout bouclé.  » Et Lucien passait sous le casque. Ça a duré quand même près de quinze ans cette affaire. Lucien a fini par dire poliment à son coiffeur que les bigoudis pour les hommes c’était moins la tendance et qu’on finissait par le prendre pour un autre. 

Difficile de dire, même aujourd’hui qu’il a 73 ans, si Lucien s’est toujours vu comme un point lointain sur la galaxie des vainqueurs du Tour. Ou si cette discrétion ne pouvait être expliquée que par une extrême pudeur, voire par une absence d’artillerie de mots en français. Car Lucien est néerlandophone, comme son contemporain de selle Walter Godefroot. N’empêche que, comme chaque Belge, Lucien « a une brique dans le ventre ». Il entreprend de faire construire avec ses gains, surtout ceux des critériums, une villa en brique… à Impe, distante de 30 kilomètres de Mere,sa commune de naissance : « C’est comme mon nom, mais sans le Van », confiait-il un jour à la RTBF. La vente de son appartement à Merlin-Plage, cadeau fait au vainqueur en 1976 par la Société du Tour, lui rapportera 100 000 francs de l’époque, somme qui fut mise de côté pour la construction de la villa Van Impe à Impe : « Qu’est-ce que j’aurais fait d’un appartement à la mer ? » m’avait-il dit. 

Sur les archives de la RTBF, on voit un petit homme dans un costume-cravate, un peu emprunté, montant sur un podium improvisé et fêté par la population de Mere au lendemain de sa victoire dans le Tour. Lucien sourit timidement, le bras levé comme il le faisait sur la ligne, symbole tout en retenue de la victoire. 

Le superbe livre de Tom Lanoye La Langue de ma mère, Sprakeloos en néerlandais, raconte la vie – qui ne devait pas être si différente de celle de Lucien, né en 1946 – des parents de cet auteur flamand que d’aucuns jugent l’égal d’Hugo Claus, au creux de la Flandre-Orientale et au mitan des années 1960-1970. Une époque où se met en place la fixation de la frontière linguistique et la fin de la francisation des néerlandophones. Ce sont les derniers feux de la ruralité flamande qu’a aussi connue Lucien. Les vies sont alors rythmées par le travail et par les week-ends de printemps pour les parties de pêche le long de la rivière Dendre. Dans les commerces de Mere, la clochette tinte et annonce le client. Les ouvriers se rendent à vélo dans les usines de textile aux alentours d’Alost, qui vont bientôt mettre la clé sous la porte. Lucien court déjà dans les années 1960 mais, en semaine, se lève à quatre heures pour livrer à vélo les journaux dans les communes environnantes de Mere. Les actualités de 1976 le suivent chez son ancien patron, un menuisier qui assemble des cercueils. Lucien, des doigts, caresse une planche de chêne. 

Je me souviens de lui sur le Tour 2000. Il était au volant d’une voiture sur le Tour. Une Citroën blanche floquée aux couleurs de VTM, une chaîne privée flamande. Il conduisait deux confrères : « On est comme une petite famille dans la voiture. On fait toutes les courses cyclistes ensemble. » Lucien est d’ailleurs longtemps resté fidèle à la marque. Il était devenu par la force des choses un spécialiste de la peau de chamois : « Quand on fait un métier, il faut le faire bien.  » Ça m’avait un peu remué de voir un ancien champion lustrer la carrosserie matin et soir. Mais Lucien trouvait ça normal : « À la maison, c’est aussi moi qui lave la voiture, alors pourquoi pas ici ? » Une manière de préciser fortement que toutes les victoires, y compris contre la poussière, s’accomplissent dans le silence et dans la banalité du travail. 

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