L’entreprise capitaliste actuelle ressemble singulièrement à une Angleterre gouvernée par la seule Chambre des lords. Elle est inadaptée à l’économie de services et de la connaissance d’aujourd’hui. Une seule chambre ? Celle des propriétaires des parts de la société, les apporteurs en capital ? Cela, alors même que la performance des entreprises dépend chaque jour davantage de la motivation et de la capacité d’innovation des investisseurs en travail que sont les salariés de l’entreprise ? Quelle erreur. Si nous voulons réellement renforcer la performance de nos entreprises, si nous voulons prendre au sérieux la demande qui sourd parmi les investisseurs en travail de peser pleinement sur l’élaboration des normes au travail, un choc de compétitivité s’impose, oui ; mais un choc de compétitivité démocratique de l’entreprise. 

L’effort d’austérité pesant sur les salaires et les « charges » sociales ainsi que la flexibilisation d’un droit du travail jugé trop protecteur ne peuvent plus représenter la solution crédible pour faire face au déficit compétitif de l’économie européenne (sauf à faire de la Chine votre modèle économique de prédilection). Pour les citoyens européens qui valorisent un modèle social fondé sur un idéal de liberté, de justice et d’égalité, l’heure est venue de se rendre à l’évidence ; la voie empruntée jusqu’ici pour gouverner le capitalisme nous mène à la catastrophe : dépossession des capacités productives de nos territoires, perte des compétences durement acquises par la main-d’œuvre européenne, chômage massif, inégalités croissantes, injustices sociales et environnementales. L’avenir de nos démocraties est compromis.

Concentrons-nous sur un cas, emblématique des entreprises multinationales. Le comportement largement médiatisé de la famille Mittal ne peut plus étonner que le naïf. Lakshmi Mittal se comporte comme un agent parfaitement rationnel sur le marché mondial mis en place depuis la dérégulation entamée dès la fin des années 1970. Que l’ouvrier d’Arcelor­Mittal à Florange se sente « trahi », « victime » d’une innommable injustice après tant d’efforts consentis, cela peut se comprendre. Que les responsables politiques et syndicaux fassent preuve du même étonnement n’est par contre plus concevable. L’heure n’est plus à la dénonciation d’un « capitalisme cow-boy » ou à l’incantation du « prouvez votre sérieux, monsieur Mittal », dans l’espoir que ce dernier, comme tant d’autres, « assume ses responsabilités sociales ». À ces crises successives, il faut répondre par l’offensive. Nous en savons assez désormais sur le fonctionnement du capitalisme sous l’ère néolibérale pour nous rendre à l’évidence : il est temps de réorienter les ressources et d’utiliser les leviers de pouvoir encore aux mains de la politique, nationale et européenne, pour mettre en œuvre un cadre législatif qui favorisera le type de société que nous valorisons. Aujourd’hui, naviguant entre droit des sociétés anonymes et droit du travail, les entreprises ne sont pas pensées comme des sujets de droit dignes de ce nom. Comme le montrent les travaux pionniers du juriste français Jean-Philippe Robé, qui ont inspiré en France un dynamisme intellectuel récent autour du collège des Bernardins, il nous manque un « droit de l’entreprise » adapté aux fins que nous voulons la voir poursuivre. 

Un syndicaliste français soulignait en février 2013 à Florange : « Le seul pays européen où Mittal ne se comporte pas en voyou est l’Allemagne. » Mais pourquoi, pensez-vous ? Parce que Lakshmi Mittal préfère la bière du land de Sarre à la bière brassée à Liège ou en Moselle ? Non. Pour la bonne raison que le droit de la codétermination (MitBestimmung) contraint Mittal dans ses investissements sur le territoire allemand. En bonne intelligence avec l’acteur public, qui est également actionnaire dans ces mêmes investissements, les représentants des salariés pèsent sur les décisions de l’entreprise, au niveau même de son conseil de surveillance. De ce fait, organisations syndicales et pouvoirs publics veillent aux conditions d’ancrage du capital – de Mittal – dans son investissement.

S’il constitue un laboratoire à étudier, le modèle allemand de gouvernement de l’entreprise doit cependant être considéré pour ce qu’il est : une étape dans la reconnaissance du droit des salariés, investisseurs en travail dans l’entreprise, à peser sur les décisions de celle-ci. Le droit de la codétermination fut inventé au sortir de la Seconde Guerre mondiale pour donner aux salariés allemands et à leurs syndicats un poids considérable dans la gestion de l’entreprise. Avec le succès qu’on lui reconnaît aujourd’hui : la MitBestimmung est considérée comme un contributeur clé de la puissance économique de l’Allemagne. Ce modèle reste néanmoins inscrit dans un système monocaméral de gouvernement d’entreprise. Il est à juste titre souvent critiqué pour sa propension à noyer les investisseurs en travail et leurs représentants dans la gestion de l’entreprise pilotée par, et pour, le capital. 

Depuis un demi-siècle, les salariés ont mûri. Leurs qualifications n’ont cessé de croître. Nous sommes passés d’une économie manufacturière à une économie de services. Aujourd’hui le travail est une expérience pleinement expressive, irréductible à sa dimension instrumentale, salariale, qui inscrit dans l’espace public de la société démocratique et constitue in fine une expérience politique par excellence, c’est-à-dire une expérience de mobilisation des conceptions sur le juste et l’injuste dans un cadre collectif. Malgré l’existence des comités d’entreprise et des délégations syndicales, comment expliquer que le travail soit toujours gouverné comme du temps de la chaîne de montage de l’Europe de l’entre-deux-guerres ? 

Il faut désormais faire entrer notre économie dans une nouvelle étape d’innovation institutionnelle et faire pleinement entrer les salariés et leurs représentants dans le gouvernement de l’entreprise. Il est temps d’enfin mettre sur la table la question du droit des investisseurs en travail à peser au même titre que les apporteurs en capital. Il n’y a plus aujourd’hui de bonne raison, que ce soit en matière d’efficacité ou de justice, de laisser dans les mains des seuls apporteurs en capital le droit de décider de la richesse de nos territoires, du développement de nos savoir-faire et de la dignité de nos salariés. Au contraire, à l’heure où la capacité d’innovation ­dépend des salariés bien plus que du capital, il y a toutes les raisons de reconnaître les mêmes droits aux salariés et à leurs représentants qu’aux apporteurs de capitaux. Si nous souhaitons éviter la perte de nos capacités industrielles et d’innovation, si nous souhaitons remédier à l’absentéisme, la démotivation et la dépression de nos « ressources humaines », n’est-il pas temps de reconnaître l’apport incontournable des investisseurs en travail

L’histoire nous apprend que la prospérité des sociétés occidentales, et leur démocratisation, a été rendue possible grâce au compromis qu’a représenté l’invention du bicamérisme politique. Il est aujourd’hui nécessaire de s’en inspirer et de prolonger l’histoire au travers d’un « bicamérisme économique ». 

L’avenir du développement européen repose sur l’innovation et la motivation des salariés. Dans nos économies de services, la vieille « maison privée » (oikos-nomos) est chaque jour davantage vécue par les travailleurs sous le regard des clients comme un espace public, sur le mode d’une expérience politique pétrie par l’intuition de la justice démocratique. Les salariés sont écartelés entre leur aspiration à plus de justice au travail et le régime domestique imposé au sein de l’entreprise. Dans la vie de la Cité, on leur enjoint de se comporter en citoyens responsables, en électeurs capables de prendre position sur les grandes questions « politiques » – « Qui présidera le pays ? » ; « L’Union européenne a-t-elle besoin d’un nouveau Traité constitutionnel ? ».Mais lorsqu’ils franchissent le seuil de l’entreprise, on les réduit à de la pure force de travail, soumise aux décisions unilatérales d’un gouvernement de l’entreprise ordonné par la priorité accordée à la prospérité du capital (au service de qui, de quoi, de quel projet ?). Les salariés font de nos jours l’expérience brûlante de la contradiction qui se trouve au cœur de la coexistence du capitalisme et de l’idéal démocratique. Pour ces raisons, du point de vue de l’efficience comme de la justice, s’inspirer de l’histoire politique des sociétés libérales modernes pour démocratiser le gouvernement de l’entreprise est devenu nécessaire. 

Il est l’heure d’examiner sérieusement la possibilité de mettre en œuvre un « b­i­camérisme économique ». Deux chambres pour gouverner l’entreprise. Les forcer à gouverner ensemble dans l’intérêt de l’entreprise et de ses parties prenantes au travers d’un gouvernement représentatif désigné par elles. Une « Chambre des représentants des apporteurs en capital » (l’actuel conseil d’administration ou de surveillance) ; une « Chambre des représentants des investisseurs en travail ». Et un gouvernement, un top management, devant recueillir la majorité dans chacune d’elles pour édicter la loi. Avec l’accord d’au moins 50 % plus une voix des représentants élus des apporteurs en capital et d’au moins 50 % plus une voix des représentants élus des investisseurs en travail.

Face aux difficultés dans lesquelles un modèle d’entreprise aux mains des seuls apporteurs en capital l’a plongée, il nous faut doter l’entreprise capitaliste d’un gouvernement digne de ce nom : légitime, raisonnable, intelligent. Face aux fermetures d’entreprises et autres annonces de licenciements collectifs, ouvrons pour les entreprises capitalistes une nouvelle étape de développement au service d’un tissu économique durable. Grâce à un nouveau compromis politique et un cadre législatif approprié, parions sur leur capacité d’innovation, celle des apporteurs en capital autant que celle des investisseurs en travail

L’heure du choc de compétitivité démocratique de l’entreprise doit sonner.

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