En 2011, le ministère de l’Emploi du royaume d’Arabie saoudite a lancé un nouveau programme d’assurance chômage nommé Hafiz (incitation en arabe). Cette énième réforme du marché du travail saoudien a ceci de nouveau qu’elle crée un statut de « chômeur » et met l’accent sur la recherche active d’emploi autant que sur l’allocation financière. Il s’agit de « saoudiser » au forceps le marché du travail, d’imposer par tous les moyens la « préférence nationale » alors que les travailleurs immigrés représentent au bas mot 60 % de la population active. L’ambition est de faire entrer dans la population active les travailleurs du secteur informel, les jeunes diplômés mais aussi les femmes. Inventer des chômeurs vise donc paradoxalement à créer une nation de travailleurs. 

Une première remarque s’impose : la population saoudienne, qui s’est urbanisée, éduquée et accrue ­rapidement au cours des cinquante dernières années, travaillait avant l’invention du chômage. Les hommes saoudiens, en tout cas, dont l’immense majorité travaille pour l’État. Les emplois privés sont à près de 90 % occupés par des étrangers. Selon les chiffres officiels, le taux de chômage est de 12 % mais la mise en place d’Hafiz aurait révélé que le chômage touche en réalité au moins 20 % de la population active avec 2 millions d’inscrits. Longtemps, créer des postes de fonctionnaires a été le mode privilégié de distribution de la rente pétrolière aux citoyens, d’occupation des ex-bédouins récemment installés en ville, de diminution du chômage. Le gouvernement subventionne aussi largement les salaires des Saoudiens dans le secteur privé, avec moins de succès jusqu’à présent. 

Mais pourquoi se soucier à ce point des chômeurs et, notamment, des jeunes chômeurs ? Peut-être parce que si les classes laborieuses sont des classes dangereuses, selon la formule célèbre, les classes chômeuses sont encore plus dangereuses… 

Le chômage des jeunes a été identifié comme une cause structurelle des révolutions arabes. En cause, bien sûr, l’absence de revenus, la pauvreté de l’inactivité peu ou pas indemnisée. Plus profondément, c’est l’absence de statut social, de place dans des économies et des sociétés qui se modernisent, une dépendance de plus en plus pesante aux parents et à la famille, l’impossibilité de se marier, etc., qui a créé en Égypte ou en Tunisie les explosions de frustration et de désespoir, ironiquement appelées « Printemps » arabes. 

Le travail et le « non-travail » définissent l’identité individuelle et collective d’une classe d’âge, ils structurent des relations sociales en pleine mutation, les rapports familiaux mais aussi la vie quotidienne et le rapport au temps (le temps de travail). Emblèmes des révolutions, le Tunisien Mohamed Bouazizi, ce vendeur ambulant qui s’est immolé par le feu après la saisie de ses marchandises pour défaut de licence, et les milliers de révolutionnaires de la place Tahrir sont de jeunes urbains souvent qualifiés, parfois très qualifiés, sous-employés, mal employés ou pas employés du tout, qui ont revendiqué conjointement le droit de vote et le droit de travailler. Le désespoir des « sans-emploi » est puissant, on l’a vu en Tunisie, et la fonction économique et sociale du travail se révèle essentielle, existentielle même. 

La politique de l’emploi et du chômage en Arabie saoudite est donc pensée comme une mesure prophylactique contre la révolution. Mais l’État saoudien peut-il acheter le statu quo au prix d’un fonctionnariat pléthorique ou d’une allocation chômage ? Au-delà du cas saoudien, l’invention du chômage nous invite en creux à réfléchir sur le sens et la fonction du travail.  

Vous avez aimé ? Partagez-le !