Le « front pionnier » pose tout d’abord la question du territoire qu’il prétend ouvrir et découvrir : est-ce celui d’un espace vierge, encore inconnu, à défricher et conquérir ? Les Amérindiens, qui représentent aujourd’hui 0,5 % de la population brésilienne, habitent la forêt amazonienne. Mais leur occupation de la forêt ne correspond pas à un habitat sédentaire puisqu’ils se déplacent, circulent, y compris pour changer de campement. Ils sont dans un rapport différent à l’espace, au territoire : il n’y a pas de délimitation d’un lieu dont on ­serait propriétaire. Il faut d’entrée de jeu s’efforcer de ne pas les percevoir ­selon nos critères, notre compréhension, nos enjeux. 

La deuxième grande question que posent les fronts pionniers est celle du développement de la société ­brésilienne, puisqu’ils en exprimeraient le dynamisme. (Laissons de côté ­l’immense question des rapports entre l’État fédéral et les acteurs locaux et globaux de ces fronts pionniers, bien qu’elle soit absolument essentielle, pour rendre saillante la question des enjeux de ce rapport aux Indiens.) Le pays est confronté à de multiples défis, en particulier la pauvreté et l’exploitation des ressources naturelles ; pour y faire face, il pourrait encore s’appuyer sur l’ouverture de nouveaux territoires : il y aurait tout un espace à gérer, à territorialiser, à faire entrer dans la société.

Ces deux logiques se tiennent et se comprennent : d’un côté, un État qui s’installe dans les limites de ses frontières ; de l’autre, des habitants dont l’existence épouse d’autres principes. L’État porte des projets de développement, notamment des barrages qui induisent le détournement de certains cours d’eau afin de les alimenter. Le plus important est le Belo Monte, actuellement en construction sur le fleuve Xingu, un affluent de ­l’Amazone. Ces projets menacent certains groupes, comme les Kayapos, connus internationalement à travers la figure de Raoni, ou les Trumai qui sont moins d’une centaine et sont étudiés par des anthropologues pour leurs traditions et leur culture comme toutes les sociétés du Haut Xingu. 

En 1988, au sortir de la dictature militaire, la nouvelle Constitution du Brésil présente un chapitre sur les Indiens ; des réserves existent, des institutions inventent des solutions. Mais n’y a-t-il pas une contradiction fondamentale avec le front pionnier ? Ce dernier, l’expression est claire, a pour vocation d’avancer. Comment faire pour arrêter sa progression et l’amener à respecter le périmètre des réserves indiennes, par exemple ? 

Il faudrait que cette situation soit prise en compte dans toute sa complexité à partir d’un principe d’acceptation et de négociation des uns avec les autres. Aujourd’hui, ce genre de situations se multiplie à l’échelle de la planète. Il existe en effet une série de lieux où des États se trouvent confrontés à des mino­rités. Mais l’emploi de ce terme porte l’idée que les membres de ces « minorités » feraient partie d’un ensemble au sein duquel ils seraient minoritaires, et les place ainsi ­d’emblée sous l’autorité de l’administration étatique. Ce ne sont pas non plus des « étrangers » qui existeraient dans un espace extérieur et parallèle. Il faut les reconnaître comme des interlocuteurs à part entière. Dans l’espace mondial, ils ne bénéficient pas vraiment d’un tel statut. Seule la catégorie d’autochtones (vocabulaire francophone), d’indigènes (vocabulaire anglophone), les distingue : c’est le statut de ceux qui étaient déjà là, mais quelle place cela leur garantit-il dans ­l’avenir ? 

La question devient alors un problème de diplomatie, analysée par la philosophe Isabelle Stengers : la « mise ­ensemble » de mondes divers, hétérogènes, qu’il est impossible de faire coexister simplement. Lâcher sur ce qui est négociable, pas besoin de diplomates pour le faire ! La diplomatie ­commence lorsqu’il s’agit d’aller au fond de ­l’affrontement, au fond de l’impossible coexistence. Les rapports politiques sont multiples à l’échelle du Brésil, de l’Amérique du Sud et latine, du monde entier.

Dans cet espace de la forêt où les ­Indiens n’ont pas mis de frontières, où ils n’ont pas construit d’État pour délimiter un espace dont les limites seraient aussi nettes que celles pour lesquelles se sont battus les États européens et leurs héritiers, il faut interroger ce front pionnier, le lieu où précisément ces rapports se font, sans néanmoins se dire ; s’y révèle tout un état d’esprit.

Tristes tropiques, le grand livre de Claude Lévi-Strauss qui raconte son parcours jusqu’à certaines tribus indiennes du Brésil, est traversé par cette question. Aujourd’hui, soixante ans après la publication de ce livre, l’alternative ne se pose pas entre un réalisme fataliste et une position utopique : non, il s’agit d’examiner la réponse politique et éthique, éthique parce que politique (c’est-à-dire concrètement mise en œuvre) et politique parce qu’éthique (correspondant à un véritable choix de diplomatie). Et l’on verra chaque jour, en ces lieux, s’écrire une partie des rapports entre les êtres, ainsi que leurs rapports avec cette terre de forêt. Fronts pionniers, mais pas seulement pour ce que l’on croit.  

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