Quand et comment le « travail esclave » est-il apparu au Brésil ? 

Il y existe depuis toujours. Sa base productive a longtemps été les grandes exploitations agricoles qui, pendant des siècles, ont utilisé des esclaves, au sens classique du terme, puisque ­l’esclavage a été légal jusqu’en 1888. Depuis, les propriétaires dans les régions reculées ont toujours eu du mal à trouver et garder la main-d’œuvre, d’où le recours au travail forcé. Les choses se sont aggravées avec l’expansion du front pionnier dans des régions très lointaines et difficiles d’accès comme l’Amazonie.

Qu’entendez-vous par « travail esclave » ?

Nous avons adopté la définition du Bureau international du travail (BIT), pour qui « la caractéristique la plus visible du travail esclave est le manque de liberté ». Il stipule quatre façons courantes de restreindre cette liberté : la servitude pour dettes, la confiscation de documents d’identité, l’accès difficile au site et la présence de gardes armés. C’est le cas au Brésil, bien qu’on n’y observe pas de vente d’esclaves. La principale raison d’être du travail assimilable au travail esclave est que les propriétaires des domaines ont besoin de main-d’œuvre dans des régions éloignées où il est difficile de la faire venir et de la garder et qu’ils ont recours à la tromperie et à des artifices illégaux, et même criminels, pour y parvenir. L’extrême inégalité entre les grands propriétaires et les paysans sans terre est le phénomène social qui préside au recours au travail esclave. 

Combien de personnes sont-elles concernées et quels secteurs sont-ils impliqués ?

Les données existantes portent sur les esclaves libérés qui ont été repérés. On en recensait en 2006 plus de 28 000, et ­aujourd’hui il y en a plus de 40 000. À défaut de données précises, on peut estimer que le nombre des travailleurs esclaves est au moins le double. Les principaux secteurs concernés sont l’élevage (pour le défrichement des forêts et l’entretien des ­pâturages) et la fabrication de charbon de bois. D’autres secteurs y ont recours dans une moindre mesure, comme la production du soja. Elle n’utilise pas elle-même ce travail, mais on trouve du travail esclave pour l’ouverture et l’entretien des fazendas (les grandes propriétés). 

Peut-on brosser un profil type des travailleurs susceptibles d’être attirés dans ce piège ? 

Ce sont à plus de 95 % des hommes. Il n’y a que quelques femmes, pour faire la cuisine et pour d’autres services, sexuels notamment. Ce sont des gens pauvres, analphabètes, malades, parmi les plus marginalisés de la société brésilienne. Une de nos plus tristes observations a été de constater que nombre de travailleurs esclaves ont été libérés pour la seconde fois. Autrement dit : ils étaient retombés dans cette terrible situation en sachant ce qui les attendait, vraisemblablement parce que ce qu’ils laissaient derrière eux, dans leur région d’origine, était pire. 

Pourquoi les travailleurs esclaves se retrouvent-ils si souvent loin de leur lieu d’habitation originel ? 

Parce que les régions où l’on a besoin d’eux se situent principalement sur les périphéries sud et est de l’Amazonie, très loin des régions où l’on trouve des gens susceptibles de se soumettre à ce travail, principalement dans le nord-est du pays. Le travail esclave est présent à l’avant-garde du front pionnier brésilien, où arrivent des gens venus y occuper des terres jusque-là désertes ou très peu peuplées. Le phénomène est comparable à l’époque du Far West américain. 

Le travail esclave est-il aujourd’hui en progression ou en régression au Brésil ?

Il régresse dans le sud et le sud-est du pays, à l’exception peut-être du travail esclave urbain (principalement dans la construction et la confection). Comme le front pionnier progresse lentement, il doit en aller de même du travail esclave. Mais celui-ci étant par nature caché, les données sont peu précises.

Vous écriviez en 2011 que « la corrélation entre déboisement en Amazonie et travail esclave est très forte ». L’esclavage est-il plus souvent lié à des activités illégales ?

Oui. Dans leur activité principale, comme l’exploitation du bois dans des zones protégées pour des raisons écologiques ou des réserves indiennes, les gens ayant recours à cette pratique sont souvent déjà dans l’illégalité. Ils occupent des terres illégalement et n’ont pas de scrupules à employer des travailleurs esclaves. L’esclavage n’est qu’un aspect criminel d’un syndrome délinquant général. 

Est-il facile de contourner la loi interdisant l’esclavage au Brésil ? 

C’est l’un des gros enjeux. La loi brésilienne l’interdit formellement. Mais il est relativement facile de la contourner, parce que les faits concernés se situent dans les régions très difficiles d’accès. Quand les représentants de la loi (justice et police) y parviennent, ils sont souvent reçus à coups de fusil.

Les autorités publiques brésiliennes agissent-elles sérieusement contre le travail esclave ? 

Oui, elles envoient sur le terrain des groupes mixtes de représentants de la justice, du ministère du Travail et de la police, armés pour les protéger. La difficulté vient de ce qu’il leur faut d’abord obtenir l’information, car ils ne vont sur le terrain que sur la base de dénonciations. Pour les aider, nous avons cherché à calculer le risque d’esclavage dans chaque commune, sans dépendre des dénonciations. 

Récemment, le Sénat brésilien a validé une loi, déjà approuvée par la Chambre des députés, selon laquelle, quand on trouve des travailleurs esclaves dans une propriété, celle-ci est ­immédiatement confisquée. C’est de nature à faire réfléchir les propriétaires. Car jusqu’ici, lorsqu’ils étaient convaincus de pratique esclavagiste, ils ne subissaient que des amendes relativement légères, donc peu dissuasives. Cette loi pèse d’autant plus que les banques hésiteront à prêter de l’argent à des propriétaires sur la garantie de la fazenda, si celle-ci risque d’être confisquée. Reste à prendre les décrets d’application. Il y aura sûrement encore des combats d’arrière-garde pour retarder sa mise en œuvre, mais cette loi est une décision extrêmement importante.  

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL

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