A-t-on assez mesuré à quel point la question de l’agriculture bio condense à elle seule les problèmes inédits qui prennent aujourd’hui à la gorge notre civilisation entière ? Longtemps nous avons vécu tels d’optimistes Pangloss, comme si de l’avenir devait arriver toute solution. Comme si une terre aux potentialités démultipliées par notre ingéniosité devait fournir de quoi vivre à huit milliards d’êtres humains. Comme si les sols souillés, les ressources épuisées et le climat chambardé trouveraient leur solution « en avant », dans toujours plus de technicité, toujours plus de cellules trafiquées, toujours plus de chair vivante torturée. Nous savons désormais qu’il n’en est rien. Nous savons désormais ce que nous avons longtemps voulu ignorer, à savoir que nous ne faisions alors que vivre et manger « comme des porcs », pour paraphraser l’expression de François Châtelet. Comme si tout nous était dû, comme si une fois le saccage achevé, la terre, inlassablement prodigue, maternelle en un mot, rangerait la chambre derrière nous et que bientôt tout pourrait recommencer.

Rien de la sorte ne se produira, tout le monde le sait désormais. Même ceux qui, pied au plancher, décident de poursuivre sans faiblir la dévastation, à la manière aujourd’hui des États-Unis d’Amérique, par la voix de leur président, certes chaotique et bouffonnant, mais finalement plus représentatif qu’on ne veut bien le dire d’une civilisation de longue date spirituellement obèse, devenue inapte à la moindre autorestriction. Oui, répétons-le, même ceux qui continuent à rouler vers l’abîme connaissent plus ou moins confusément la morbidité de ce qu’ils font, et ce déni leur demande sans doute beaucoup d’énergie psychique. Pour les autres, ceux qui tentent de tirer les conclusions d’un désastre désormais avéré, la flèche du temps s’est comme inversée. Maintenant qu’on sait que le futur ne sera pas fait de saines nourritures terrestres pour tous, on voudrait pousser les gaz vers l’arrière, vers les rites paysans oubliés, vers la bonne vieille terre qui n’empoisonne pas. On voudrait redécouvrir les dizaines de variétés de céréales patiemment sarclées par la main de l’homme à travers les âges.

Ainsi, dans les quartiers branchés des mégalopoles, l’hypermodernité n’a-t-elle désormais plus d’yeux que pour les légumineuses du Moyen Âge. Seulement voilà : un retour en arrière est-il encore possible ? Tel n’est pas l’avis du philosophe Bruno Latour dans son tout dernier livre, Où atterrir ?, paru aux éditions La Découverte. Il y développe la métaphore, extrêmement cruelle pour nous tous, des passagers d’un avion qui auraient décollé pour une destination enchantée et à qui le pilote annoncerait qu’un demi-tour s’impose, mais qui apprendraient avec effroi, au même moment, que la piste d’où ils se sont envolés est elle-même devenue inaccessible. Telle est en effet notre situation, alors même que les échantillons de cultures biologiques sont trop faibles pour protéger la santé de parts significatives de la population, et qu’il ne s’agit de toute façon que d’un îlot de protection illusoire au milieu d’un océan de substances dangereuses encore non identifiées. Ainsi la modernité bio nous fait-elle vivre dans le simulacre d’une salubrité retrouvée, autant que dans l’oubli inavouable des trois quarts de nos concitoyens. La réalité c’est qu’une production égalitairement saine exigerait une rupture complète avec le mode de production capitaliste extensif. C’est peu de dire que le chantier rencontrera des obstacles. 

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