On dit souvent que la police est le bras armé de l’État, censé toujours obéir aux requêtes du gouvernement, sauf à basculer dans un État policier, régime dans lequel la police gouverne. Pour autant on ne doit pas négliger que la police est aussi une institution, une structure collective qui fonctionne avec des règles propres et qui défend les intérêts de ses membres. Si les policiers sont appelés d’ordinaire pour répondre aux tensions qui traversent la société, du conflit domestique aux violences collectives ou terroristes, la police est le lieu permanent d’une tension entre la subordination au pouvoir politique (municipal aux États-Unis, régional en Allemagne ou central en France) et la défense de ses intérêts. 

Au cœur de la fonction policière, cette tension peut avoir des conséquences tangibles, parfois dramatiques. Pour prendre l’exemple le plus récent, le préfet de police, qui représente le gouvernement dans Paris et ses départements limitrophes, a le 22 juin 2016 pris la décision, rare, d’interdire une manifestation appelée par les centrales syndicales les plus puissantes de France, puis de l’enfermer dans un trajet circulaire et étroit. Causes invoquées : le risque terroriste bien sûr, la concomitance de l’Euro 2016, mais aussi « l’épuisement des forces de police et des forces mobiles ». La police comme institution a fait valoir ses revendications. 

« Les policiers sont pour la plupart convaincus que la société ne les aime pas »

Cet épisode met en lumière deux phénomènes : la récurrence de la problématique du « malaise policier », et la puissance des intérêts collectifs des policiers. 

Le « malaise policier » est l’expression par laquelle on désigne, depuis plusieurs décennies déjà, un double sentiment partagé par ces fonctionnaires : n’être pas aimé ou être incompris du public, n’être pas aimé ou être incompris de leur propre hiérarchie. 

Les policiers sont pour la plupart, en effet, convaincus que la société ne les aime pas, ou au mieux ne les comprend pas. Il y a une vingtaine d’années déjà, la sociologue Catherine Gorgeon indiquait que, selon les enquêtes, plus de la moitié des policiers français, parfois même les deux tiers, estimaient qu’ils étaient mal aimés de la population. Elle évoquait en 1994, dans la revue Déviance & Société, un « fossé entre police et population ». Rien ici qui soit propre à la police française : dès les années 1960, le sociologue américain Jerome Skolnick, auteur de Justice without Trial, s’est intéressé à la « personnalité au travail » des policiers, dont le trait essentiel est une « mentalité d’assiégé » – les agents sont persuadés que le monde entier leur en veut, et qu’ils constituent, face à l’hostilité de tous, le dernier rempart de l’ordre établi, la forteresse qui défend la société. 

« Un bon tiers des Français estiment que la police ne traite pas les gens avec équité »

Le paradoxe est que cette hostilité de la société à l’égard des policiers n’a jamais été établie, pas plus dans les années 1960 qu’aujourd’hui. Dans leur grande majorité, en effet, les populations déclarent avoir confiance en la police, et ce dans tous les pays occidentaux. En France, les taux de confiance oscillent selon les moments entre deux tiers et quatre cinquièmes de la population. Les slogans fameux des mobilisations, de l’ancien « CRS SS » au plus récent « Tout le monde déteste la police », ne doivent pas tromper : ils constituent les expressions d’une colère très vive à l’égard de la police, mais minoritaire. Ils sont très durement perçus par les policiers en France, depuis les attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015 et les massacres de novembre 2015 à Paris. Ces événements persuadent les policiers qu’ils sont le dernier rempart face à la barbarie. Dans un tel contexte, il leur est absolument incompréhensible de voir des manifestants leur jeter des pierres, ou clamer des slogans hostiles. Leur sentiment de défiance se mue alors en colère. Ceci explique pour une grande part les violences policières lors des conflits sociaux du printemps 2016. 

Ces violences ne sont bien sûr pas sans effet sur la perception de la police par le public. Sur ce chapitre, la France est dans une situation particulière. Les scores de confiance à l’égard de la police sont élevés, mais ils sont plus bas que dans la grande majorité des pays d’Europe de l’Ouest. Ensuite, un bon tiers des Français estiment que la police ne traite pas les gens avec équité, ce qui range la France au niveau des pays d’Europe de l’Est. Enfin, les enquêtes montrent que la fréquence des contrôles d’identité, en particulier ceux visant les personnes issues des minorités, est l’une des plus élevées d’Europe. La police française est une institution qui entretient la tension avec une partie non négligeable de la population, ce qui n’est pas sans effet lorsque les policiers patrouillent sur le terrain. 

« Le malaise structurel policier est un élément crucial de la conduite des affaires publiques en France »

Mais il faut évoquer également la défiance des policiers du rang à l’égard de leur hiérarchie : les policiers de terrain sont convaincus que leur hiérarchie ne les écoute pas, que les juges défont leur travail et que les politiques les utilisent à mauvais escient. Des initiatives telles qu’en 2000 la création d’une autorité externe de contrôle de la police, après quinze ans d’affrontement entre les ministres de l’Intérieur de gauche (notamment Pierre Joxe en 1986) et les centrales syndicales policières, sont très durement vécues par les policiers, qui ont le sentiment qu’on s’acharne sur leur action alors que, par leur métier, ils sont confrontés au spectacle de la délinquance. Les conditions de travail, notamment les roulements horaires et les astreintes, l’affectation en Île-de-France, la confrontation avec la misère sociale, sont autant de pressions continues. Elles contribuent à un taux de suicide élevé chez les policiers et les gendarmes (un tiers et un sixième plus élevé que dans la population française, en contrôlant les structures de sexe et d’âge). Elles produisent aussi un taux de syndicalisation parmi les plus importants de France (voire, chez les CRS, le plus élevé). La participation aux élections professionnelles est de l’ordre de 85 %, une forte assise sur laquelle s’appuie la puissance des syndicats policiers. 

Ceux-ci ne se privent pas d’en faire la démonstration, soit par des mobilisations d’ampleur (celle du 13 mars 1958, qui avait précipité la chute de la IVe République ; celles d’octobre et novembre 2001, qui avaient entraîné la défaite de Jospin à l’élection présidentielle de 2002, ainsi que la consécration de Nicolas Sarkozy en sauveur de l’institution ; celles de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle de 2012, lorsque les policiers protestaient en manifestations non déclarées et parfois illégales contre la mise en examen d’un des leurs, qui avait tiré dans le dos d’un braqueur en fuite), soit par des revendications en comité paritaire sur les primes exceptionnelles, les conditions de travail, les mutations, etc., avec une force telle que le ministère de l’Intérieur fut longtemps estimé « cogéré » par le ministre et les syndicats. 

Le malaise structurel policier, aussi rationnel ou irrationnel soit-il, est un élément crucial de la conduite des affaires publiques en France. Depuis les mobilisations de 2001, les campagnes électorales n’ont eu de cesse de mettre les questions de sécurité et d’insécurité au sommet de l’agenda politique, tandis que le terrorisme est devenu ces derniers temps une préoccupation quotidienne des Français et de leurs gouvernants. Dans un tel contexte, la maîtrise de l’institution policière appelle à la fois finesse et autorité de la part du politique. 

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