À qui obéit la police dans les missions de maintien de l’ordre ? 

À ses chefs ! C’est comme à l’armée. Il y a une hiérarchie marquée avec des sous-brigadiers, brigadiers, majors, puis des officiers, des commissaires. Des contrôleurs généraux qui sont l’équivalent des généraux. Il y a donc un parallélisme avec l’armée, sauf que tout ce monde-là est fortement syndiqué… La police est l’une des branches les plus syndiquées de la fonction publique. Pour la gendarmerie, c’est encore plus clair : il s’agit d’une force militaire, aujourd’hui intégrée au ministère de l’Intérieur.

Mais la routine de la police, ce ne sont pas les opérations de maintien de l’ordre. La police judiciaire travaille pour les juges compétents. La police de sécurité publique obéit à sa hiérarchie locale : commissaires et officiers. Il y a beaucoup de spécialités dans les métiers de la police : police aux frontières, police de la circulation, lutte contre tous les trafics, brigades des mineurs, police technique et scientifique. Le maintien de l’ordre est une exception dans la vie quotidienne de ce service public.

Une exception ?

Oui. Que les opérations de maintien de l’ordre soient importantes par leur extension, comme à Paris, ou par leur multiplication à travers la France, comme actuellement, ce type d’intervention est complexe. Car tous les éléments – l’encadrement, les incidents qui se produisent ou ne se produisent pas, le succès ou l’échec – ont une portée politique. En cas de « bavure », on la monte en épingle. Si par malheur il y a un mort, tout disparaît derrière ce drame. Mais il faut bien comprendre que l’une des qualités de la police française, c’est précisément d’avoir pour règle – et pour savoir-faire – de ne pas en arriver là.

Comment s’est opérée cette évolution ?

Au long du xixe siècle, la police d’ordre est faite par l’armée. C’est la terreur. Lors des manifestations, il y a des morts. On sabre… Si cela ne suffit pas, on tire au fusil. Si cela ne suffit pas, on tire à mitraille. Le principe était de tuer. Les morts ne manifestent plus et les survivants sont terrorisés et ne manifestent plus durant quelque temps. C’est la République et Clemenceau en particulier, au début du xxe siècle, qui ont changé la conception du maintien de l’ordre en posant cette règle : on ne tue pas. La France a été l’un des premiers pays à se doter de compagnies de maintien de l’ordre. À la Libération, les compagnies républicaines de sécurité, les CRS, ont été créées précisément pour assurer le maintien de l’ordre sans provoquer de mort. Évidemment, il peut y avoir des accidents mais sur la durée, c’est une évolution capitale. Mai 68 à Paris a été le chef-d’œuvre de la police du maintien de l’ordre et du préfet Grimaud : il n’y a pas eu de morts.

La mort de Malik Oussekine en décembre 1986, lorsque Charles Pasqua et Robert Pandraud, son ministre délégué, étaient en poste au ministère de l’Intérieur, a-t-elle été un accident ?

Oui, et surtout la suite d’une grave erreur de mes successeurs, qui devinrent ensuite aussi mes prédécesseurs. Quand je suis revenu au ministère, en 1988, j’ai fait disséquer de très près cette affaire, conséquence de l’intervention de « voltigeurs » montés sur des motos de trial. On a retenu une seule chose : la mort de Malik Oussekine. C’est normal. Ce corps avait été créé pour faire du bruit et faire peur. J’avais interdit qu’on s’en serve quand j’avais visité la préfecture de police. Mon successeur lors de la cohabitation n’a pas eu cette prudence ! Mais personne dans le maintien de l’ordre ne souhaite la mort de manifestants : que ce soit pour des raisons éthiques, pour des raisons politiques ou pour des raisons professionnelles. L’art, ou le métier, consiste à permettre le bon déroulement de la manifestation et à contrôler les débordements. 

Quelle est la chaîne de commandement ?

À Paris, c’est le préfet de police et ses collaborateurs qui ont une grande expérience de ces opérations et bénéficient aujourd’hui d’un large quadrillage des voies publiques par des caméras. On sait en temps réel presque tout ce qui se passe. C’est très important car il faut toujours veiller à ne pas acculer des groupes, prévoir des dégagements, pouvoir intervenir lorsque certains changent de comportement, transforment une démonstration pacifique en se livrant à des agressions. C’est compliqué. Il faut déjouer les intentions des éléments perturbateurs, parvenir à les isoler. Il est parfois extrêmement difficile de savoir qui sont les casseurs. Du temps de Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur de l’après-68, il a été révélé que les casseurs étaient des policiers dévoyés dans la provocation. Une pratique observée, analysée, récusée depuis lors, et détestée par les syndicats démocratiques. Mais on peut toujours avoir le soupçon qu’il y ait cette volonté de provocation. Pas avec Bernard Cazeneuve, je le sais.

Quel regard portez-vous sur le contrôle des dernières manifestations ?

On ne peut parler des problèmes de police qu’en les évaluant sur le moyen terme. Quand les moyens diminuent mais que les missions s’alourdissent, les risques s’accroissent. Or, après des années de diminution des moyens accordés à la police, les missions sont deux fois plus lourdes. Au terrorisme international s’ajoutent de grands événements sportifs et un puissant mouvement social de grèves et de contestation… Les réductions d’effectifs sous Sarkozy, non corrigées lors du passage de Valls au ministère de l’Intérieur, se payent maintenant. Les effectifs avaient diminué de 10 % ! Ce qui a été défait par Sarkozy ne peut pas se réparer rapidement. Il faut le temps du recrutement et le temps de la formation. Sarkozy avait aussi supprimé la Direction de la formation de la police nationale. Cazeneuve, heureusement, vient de la rétablir. La formation, ce souci majeur de tout service public, avait disparu pendant des années ; cet objectif n’imprégnait plus l’action du ministère.Enfin, il y a la question des moyens matériels : quand les flics ont des bagnoles pourries ou des transmissions insuffisantes, ils sont moins efficaces ! Pour comprendre la situation actuelle, il faut mesurer le travail pernicieux entrepris par Sarkozy au ministère de l’Intérieur, puis à l’Élysée. C’est une situation de crise dont on ne sortira pas rapidement et, dans le contexte actuel, on doit aussi avoir conscience de l’extrême fatigue des policiers et en tenir compte.

Diriez-vous que les phénomènes de violence qu’on observe sont différents de ceux auxquels la police était confrontée il y a dix ou vingt ans ?

Bien sûr. Des policiers attaqués en tant que tels, c’était rarissime. Un policier et sa compagne policière assassinés comme on a pu le voir il y a quelques jours, cela ne s’était pas vu depuis la guerre d’Algérie.

Pendant la semaine des barricades à Alger, j’étais sous-lieutenant et j’ai vu la fusillade du 24 janvier 1960, vu les gendarmes tomber morts, ramassés par leurs camarades manœuvrant au clairon et se repliant. J’ai vu ce qu’est une troupe sous les feux croisés des fusils mitrailleurs de ce qui devint l’OAS. Une opération d’ordre public en période de guerre coloniale, ça commence à ressembler à la guerre elle-même...

Quelle est la situation de la police aujourd’hui ?

Elle est dans une période transitoire, mais avec une surcharge de missions au pire moment. Après des années de restriction budgétaire, le ministre de l’Intérieur a un certain mérite : il embauche ! Mais quand on recrute 3 000 policiers, il ne se passe rien avant deux ans. Ensuite, on a des débutants sur le terrain… Raison de plus pour ne pas surcharger la police. L’accumulation de risques confirmés est une donnée objective. On aurait pu annuler l’Euro de football. Il fallait prendre cette décision il y a un an ou même deux. Est-ce vraiment l’intérêt national d’organiser cette compétition ? Les policiers qui sont occupés là ne sont pas ailleurs.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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