Une guerre suppose d’avoir, dans les deux camps opposés, un but politique à atteindre et une stratégie pour y parvenir en fonction des moyens disponibles. Dans le cadre de cette stratégie, chaque camp met ensuite en œuvre des opérations dans différents domaines, militaires ou non, afin d’atteindre ce but politique. Chacune de ces opérations consiste elle-même à enchaîner des actions de même nature dans un cadre espace-temps particulier.

Il peut arriver que l’on parvienne à atteindre rapidement le but politique par quelques opérations, voire une seule, qui désarment l’adversaire et rendent possible de le soumettre à sa volonté à la table des négociations. Si, parce que le rapport de force s’avère plus équilibré que prévu et que la stratégie de chacun entraîne l’échec de celle de l’autre, ce n’est pas le cas, alors il faut continuer jusqu’à trouver enfin une combinaison but-stratégie-opérations-actions qui réussisse, ce qui peut prendre des années. La guerre actuelle entre l’Ukraine et la Russie se trouve dans une telle phase.

Après avoir été aussi vague qu’ambitieux au début de la guerre, le but politique russe actuel semble être de consolider les conquêtes territoriales initiales en « libérant » totalement le Donbass. L’objectif politique ukrainien a également évolué, passant de survivre à l’invasion russe à celui de chasser l’ennemi de tout le territoire ukrainien dans ses limites de 1991. Ces deux objectifs sont parfaitement antagonistes dans un jeu à somme nulle sans limite de temps, mais où les Russes « mènent au score » depuis les conquêtes du début de conflit.

Contre l’Ukraine, plusieurs opérations russes d’affaiblissement perdurent, comme les cyberattaques et le blocus des ports ukrainiens

En fonction des capacités disponibles, la stratégie russe consiste aujourd’hui à presser l’Ukraine dans tous les domaines dans le but d’affaiblir suffisamment son armée pour, au mieux, l’empêcher de résister à la poussée russe dans le Donbass ou, au pire, stopper toute avancée de son armée. Cette stratégie se décline hors Ukraine principalement par le biais de l’opération que l’on baptisera « Influence » (ce nom de baptême et les suivants sont personnels), qui vise à saper le soutien des opinions publiques occidentales à l’idée d’aider militairement l’Ukraine. Les Russes en espèrent un résultat décisif, tant l’Ukraine dépend de cette aide, mais sans doute pas avant deux ou trois ans. Contre l’Ukraine, plusieurs opérations russes d’affaiblissement perdurent, comme les cyberattaques et le blocus des ports ukrainiens, hors commerce de céréales, mais elles semblent avoir atteint le maximum de leurs possibilités, lequel se situe probablement assez loin de ce qui était espéré au départ.

Il semble en aller de même de la dernière opération en date de frappes dans la profondeur, entamée le 10 octobre 2022, que l’on baptisera cette fois « Blackout ». Comme les Allemands en 1944-1945 avec les missiles V1 et V2, les Russes utilisent des moyens inanimés, missiles en tout genre et drones rôdeurs, pour frapper dans la profondeur du territoire ennemi plutôt que des aéronefs pilotés, le réseau défensif antiaérien ukrainien s’avérant trop dangereux pour ces derniers. Cela diminue considérablement les risques humains pour les Russes, mais aussi, et de très loin, leur puissance de feu projetée. « Blackout » est une opération plus cohérente que les précédentes : elle se concentre sur un seul objectif critique – le réseau électrique – et emploie une méthode qui consiste à concentrer sur certaines journées isolées des salves de plusieurs dizaines de missiles et de drones rôdeurs afin de saturer la défense et de frapper les esprits.

Ces fameuses salves se sont succédé, seize au total du 10 octobre au 9 mars. Leur a toutefois répondu une opération « Bouclier » de défense aérienne efficace. Le stock de missiles russes modernes s’est épuisé et l’efficacité des frappes a décru. Si on pouvait estimer en moyenne quotidienne que, d’octobre à décembre 2022, quatre missiles russes touchaient leur cible, ce chiffre n’est plus au maximum que d’un au mois de mars. Il peut en aller ainsi encore longtemps, puisque la cadence de tir russe de missiles modernes correspond sensiblement à ce qui est produit, mais il n’y a là rien qui puisse avoir le moindre effet stratégique sur un pays aussi vaste que l’Ukraine.

À ce stade, il semble que la Russie n’a plus à court terme les moyens d’affaiblir davantage l’Ukraine, ni même de réduire directement l’arrivée de l’aide occidentale. Grâce à cette dernière, la société ukrainienne reste toujours aussi déterminée et son économie, quoique très affectée, résiste. L’Ukraine peut donc continuer à mobiliser totalement la nation pour son effort de guerre pendant encore un à deux ans, peut-être plus.

De son côté, l’Ukraine n’a pas les moyens d’affecter l’économie russe ; elle en laisse donc le soin aux sanctions imposées par ses alliés avec, pour l’instant, un effet plutôt mitigé. Les Ukrainiens peuvent néanmoins frapper des objectifs militaires sur le territoire russe ou dans la profondeur des territoires occupés. C’est l’opération « Corsaire » qui a permis d’attaquer plusieurs bases aériennes et navales russes avec des moyens qui vont des missiles balistiques Tochka jusqu’aux vieux drones Tu-141 modifiés capables de voler jusqu’à la Volga, en passant par les attaques de drones navals contre la base de Sébastopol, les raids de sabotage, les raids héliportés et des actions, encore mystérieuses, du type de la frappe sur le pont de Kertch, le 8 octobre 2022. Il n’y a là rien de décisif, mais les coups portés ne sont pas négligeables matériellement. « Corsaire » présente cependant l’inconvénient de nourrir le discours russe qui dénonce une agression générale contre la Russie et justifie une guerre défensive, susceptible de monter plus haut vers les extrêmes.

Le cœur du sujet, ce qui va décider de la victoire, se trouve toutefois sur la ligne de front. Les Russes ont actuellement l’initiative et ont lancé depuis février une opération offensive que l’on baptisera « Donbass 2 » tant elle semble proche de celle lancée de fin mars à début juillet, qui visait à contrôler complètement des deux provinces du Donbass. Son objectif concret serait donc la prise de la conurbation Sloviansk-Kramatorsk-Droujkivka-Kostiantynivka. Sa méthode est également identique : une multitude de petites attaques simultanées sur l’ensemble du front sous couverture d’artillerie.

Le contingent russe en Ukraine a doublé depuis la mobilisation partielle fin septembre 2022. « Donbass 2 » bénéficie de plus d’hommes qu’il n’y en avait au mois d’avril dernier – peut-être 180 bataillons de manœuvre au total – mais de moins d’artillerie – comme les missiles, les obus commencent à manquer. Il y a surtout, et c’est le plus important, encore moins de compétences collectives du fait de la médiocrité militaire des nouvelles recrues mobilisées et de la faiblesse de leur encadrement.

Face à « Donbass 2 », les Ukrainiens opposent aux Russes la même défense ferme que pour « Donbass 1 ». Ce n’est pas forcément la meilleure option, car elle permet aux Russes d’exploiter au maximum leur supériorité en artillerie en offrant des cibles fixes. Il aurait sans doute été plus efficace militairement de mener une défense mobile, comme cela a été fait pour protéger Kiev en février-mars, dans l’objectif d’épuiser un ennemi plus rigide et coupé de ses appuis. Mais abandonner le terrain pour mieux le reprendre ensuite est contre-intuitif et déplaît surtout à l’échelon politique, qui mesure l’importance symbolique et psychologique de la tenue des villes. Cette résistance pied à pied est donc très coûteuse pour les Ukrainiens, mais elle est pour l’instant efficace. Il est probable que le rapport de pertes soit encore plus défavorable aux Russes que lors de « Donbass 1 » et, pour ce prix, les Russes n’ont réussi à conquérir depuis le 1er janvier 2023 que 500 kilomètres carrés, soit le dixième d’un département français. Là encore, la performance est inférieure à celle de « Donbass 1 ».

Le premier est que si les Russes sont moins efficaces offensivement qu’à l’époque de « Donbass 1 », ils semblent en revanche plus solides défensivement

Ce n’est toutefois pas en se contentant de défendre que les Ukrainiens peuvent espérer atteindre leur objectif de reconquête complète. Pour cela, il n’y a toujours pas d’autre stratégie possible que de mener une série d’opérations d’anéantissement aboutissant à de fortes pertes ennemies et/ou à de larges conquêtes de terrain. Pour y parvenir, il faut d’abord disposer d’un échelon de manœuvre capable d’être concentré sur un point du front afin de le percer et de disloquer le dispositif ennemi sur plusieurs dizaines de kilomètres de profondeur. Ils y travaillent. Cela passe par un effort de mobilisation important et, peut-être, la constitution de dix-neuf nouvelles brigades, dont trois ou quatre avec des véhicules de combat fournis par les pays alliés, qui devraient servir de fer de lance.

Il y a cependant deux problèmes. Le premier est que si les Russes sont moins efficaces offensivement qu’à l’époque de « Donbass 1 », ils semblent en revanche plus solides défensivement, ne serait-ce que par leur nombre plus important et les grands travaux de fortification de campagne menés depuis septembre dernier. Contrairement à la situation d’alors, il n’y a apparemment plus de zones faibles sur le front russe, y compris dans les provinces de Louhansk ou de Zaporijjia, où l’effort ukrainien – l’« opération X » – devrait logiquement se porter. Le second problème est que si les Ukrainiens veulent atteindre leur objectif stratégique, l’« opération X » – qui ne permettra pas d’abattre d’un coup l’armée russe – devra obligatoirement être rapidement suivie d’une « opération Y » de puissance équivalente, puis sans doute d’une « opération Z », en admettant que l’ennemi reste passif, ce qui a peu de chances d’arriver.

En résumé, il reste à déterminer si les Ukrainiens peuvent dans les trois mois à venir résister à « Donbass 2 » en ne perdant aucun terrain décisif (et Bakhmout n’est pas un terrain décisif) et pas non plus trop d’hommes. Il leur faudra ensuite réussir au moins leur première opération d’anéantissement. Si ces deux paris sont des succès, l’Ukraine se sera rapprochée de son objectif stratégique et son armée se retrouvera au quasi-contact d’objets à forte gravité politique comme les républiques séparatistes et la Crimée. Ces deux victoires ukrainiennes ne manqueraient pas de susciter des turbulences en Russie, entre mobilisation accrue – ce qui entraînerait un coup de frein à l’avancée ukrainienne – et troubles intérieurs aux conséquences imprévisibles. Comme souvent en temps de guerre, il n’y a là rien de très réjouissant. 

 

Illustrations Jochen Gerner

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