J’ai toujours eu l’envie viscérale d’être là où les choses se passent, là où l’histoire s’écrit. Ma passion pour le reportage trouve son origine au Chili où, étudiante, je vis au plus près les manifestations anti-Pinochet de 1986. Quelques années plus tard, pour France 2, j’accompagne des militaires français au Cambodge, lors du désarmement des Khmers rouges, et je vis en Angola mon premier bombardement – j’ai d’abord cru à un orage ! Mais c’est lors d’un tournage au Rwanda, en 1994, que j’ai compris ce que signifiait réellement être reporter de guerre. Là, j’ai été confrontée au pire de l’humanité. Moi qui n’avais jamais vu un cadavre, j’en ai vu des milliers. Il a fallu trouver un sens à ma présence dans cette situation abominable. C’était pour témoigner. Alors j’ai continué à me rendre partout où la guerre faisait rage : au Pakistan lors de la mort de Ben Laden, en Tchétchénie dans les années 2000… Depuis 2014, je couvre également l’Ukraine, des prorusses du Donbass aux bombardements sur Kiev, jusqu’à cette affreuse « zone grise », sur la ligne de front à l’est, qui n’est que ruines et épaves de voitures sous une pluie constante d’obus.

Quand on est dans le feu de l’action, on ressent les choses différemment

Raconter un pays en guerre représente un défi particulier. En tant que journaliste, on ne dispose pas de nos réseaux d’information habituels. On doit se reposer sur des sources informelles, les réseaux sociaux, les ouï-dire, dans un contexte où les choses peuvent changer dramatiquement d’une minute à l’autre. Et si nous couvrons l’actualité d’un régime autoritaire, accéder à une information fiable relève pratiquement de la mission impossible. Je me souviens d’un reportage en Afghanistan, en 1996, où le régime taliban nous avait imposé un « guide ». Il était bien là pour contrôler et censurer ce que nous filmions. Il m’a fallu ruser. Grâce à des lunettes équipées d’une caméra miniature, les câbles dissimulés sous mon voile, j’ai pu enregistrer tout ce qu’ils voulaient cacher.

Quel que soit le pays, c’est toujours compliqué de se rendre sur une ligne de front. Là, nous sommes souvent dépendants des forces armées en présence. C’est très dangereux de s’y rendre seul, sans risquer une prise d’otage. Partir avec des militaires, c’est une protection mais cela limite aussi notre liberté, car il devient difficile de faire un pas de côté. Depuis quelques années, avec le développement de la guerre informationnelle, on se retrouve de plus en plus confronté à des scènes littéralement montées par des groupes armés. Je pense, par exemple, aux faux charniers qui auraient été installés récemment au Mali par le groupe Wagner.

Le reporter de guerre doit faire confiance à son flair

Pour nous aider à obtenir des informations fiables et être certains de ne pas nous faire avoir, nous dépendons des « fixeurs », ces civils qui connaissent la langue et le terrain, et qui acceptent de nous guider. Leur contribution est inestimable : ils peuvent nous aiguiller vers des histoires, nous aident à nous entretenir avec les populations locales dans des langues que souvent nous ne maîtrisons pas, ainsi qu’à démêler le vrai du faux. Mais ils sont toujours beaucoup plus impliqués que nous dans le conflit qui touche leur pays. Un jour, après une journée particulièrement éprouvante, ma fixeuse ukrainienne s’est exclamée : « Je voudrais que tous les militaires russes meurent ! » Après tout, c’est leur pays qui est en guerre, et accompagner des journalistes sur le terrain, c’est leur manière de s’engager. Il arrive quelquefois, dans certains pays, que des fixeurs omettent un détail dans leur traduction, modifient légèrement une question. C’est humain. À nous d’être vigilants.

C’est alors au reporter de guerre de multiplier les sources, de recouper ces informations avec les rapports militaires et les enquêtes indépendantes, de recueillir des témoignages des différents côtés. Il doit également faire confiance à son instinct et à son expérience, à son flair. Quand on est dans le feu de l’action, on ressent les choses différemment. On observe tout, et souvent les détails constituent des preuves : des arbres dont toutes les branches sont cassées net témoignent d’une pluie d’obus ; des mines prouvent qu’une armée est passée par là.

Rapidement, les réflexes journalistiques reprennent le dessus

Évidemment, le reporter est faillible. Ce que l’on voit, les histoires que l’on recueille, les morts et les larmes, cela nous touche au cœur. Je me souviens du début de la guerre en Ukraine. J’étais arrivée à Kiev quelques jours avant l’invasion. C’était la Saint-Valentin. Tout le monde était de sortie, il y avait une sorte de légèreté dans l’air, malgré les bruits de bottes. Les premiers bombardements en ont été d’autant plus terribles. Nous nous sommes rendus dans un village de la banlieue complètement détruit par les chars russes, et nous sommes descendus dans un abri où se cachait une vieille dame, allongée dans un lit sous un énorme édredon, éclairée par une minuscule bougie. Elle semblait presque morte. Là, ma fixeuse s’est effondrée et, moi, j’avais des larmes qui coulaient sur les joues. Plus que les missiles, plus que les immeubles effondrés, c’est cette grand-mère, qui était aussi ma grand-mère, nos grands-mères à tous, qui nous a bouleversées. À ce moment-là, je me suis sentie en totale empathie avec le peuple ukrainien. Mais rapidement, les réflexes journalistiques ont repris le dessus : ne pas se laisser emporter par ses émotions, mettre du conditionnel dans ses textes, se faire relire par les rédacteurs en chef à Paris qui ont plus de recul. Je suis convaincue que nous n’avons pas besoin de faire dans le pathos. Les images parlent d’elles-mêmes. 

Conversation avec LOU HÉLIOT

Vous avez aimé ? Partagez-le !