Comment analysez-vous l’état des forces à l’extrême droite ?

La formule « extrême droite » me paraît poser un problème de définition. On a coutume de l’employer au singulier alors qu’elle recouvre des éléments divers. Pour parler d’extrême droite, il faudrait également que cette droite extrême soit le prolongement de ce que serait la droite classique. Trois autres dénominations me paraissent plus pertinentes. Celle de droites radicales, qui vaut aussi pour l’étranger. Celle de droites nationalistes, adaptée à la France et qui permet d’englober l’histoire de cette famille politique depuis le boulangisme. L’autre dénomination, c’est celle du populisme, qui ne recouvre pas le même champ politique. Entre ces deux derniers termes se pose un problème de délimitation de tout un espace politique qui peut recouvrir la question des divergences entre Marine Le Pen et Marion Maréchal.

Où se situait Jean-Marie Le Pen dans ces familles politiques ?

Il était un héritier des ligues nationalistes, ce mouvement qui, dans l’entre-deux-guerres, mêlait les nationaux ou les nationalistes. Avant sa participation au mouvement poujadiste, il était, dans les années 1950, à la tête d’une petite structure, les Jeunes indépendants de Paris, qui avait repris le sigle des Jeunesses patriotes.

Et Marine Le Pen ?

Du point de vue idéologique, elle n’est pas l’héritière directe de son père. Elle s’inscrit davantage dans des courants populistes contemporains, elle revendique d’ailleurs ce terme. Elle met en avant depuis longtemps l’opposition entre peuple et élite, les mondialisés et les victimes de la mondialisation ; elle insiste sur la nécessité d’un État qui devrait protéger le peuple contre les élites, ce qui lui donne un point de convergence avec Jean-Luc Mélenchon ; c’est un positionnement que vous ne trouverez pas dans les discours des droites nationalistes. L’Action française se méfiait profondément de l’interventionnisme étatique et avait comme projet de former des élites susceptibles de rallier à la monarchie le « pays réel », réputé sain à la différence du « pays légal ».

« C’est la première fois, dans l’histoire, que cette famille politique affiche sur une vingtaine d’années des scores supérieurs à 20 % »

Ces précisions apportées, où en est, selon vous, la situation politique du Rassemblement national ?

Il vit une forme de paradoxe : c’est la première fois, dans l’histoire, que cette famille politique qui n’a accumulé qu’une série d’échecs électoraux depuis le boulangisme, affiche sur une vingtaine d’années des scores supérieurs à 20 %. Dans le même temps, je ne suis pas persuadé que le RN soit devenu un parti à la mesure de cet ancrage électoral en termes d’armature de cadres, de base militante et même d’implantation territoriale. C’est un parti qui a échoué à s’implanter, même s’il faut reconnaître que tous les partis politiques connaissent aujourd’hui ces problèmes d’implantation. Marine Le Pen n’a pas su ou pas pu développer un parti à la mesure de l’impact électoral qui est le sien, faute de cadres suffisants et du fait de dissidences récurrentes.

Marine Le Pen souffre-t-elle encore du débat manqué de 2017 ?

C’est certain, ce jour-là, on l’avait sentie en difficulté. Marine Le Pen pâtit d’un déficit de compétences. Aujourd’hui, les difficultés que rencontre le gouvernement dans sa gestion de la pandémie permettent aux oppositions de commencer à instruire un procès en incompétence du président Macron et du gouvernement. Mais il n’est pas certain que Marine Le Pen, elle, soit la mieux placée pour instruire ce procès. Elle continue de payer ce débat raté même si cela ne lui a rien coûté de son socle électoral, c’est tout le paradoxe de la situation présente.

C’est-à-dire ?

Le RN dispose toujours d’atouts importants : la très grande opposition au système et l’incapacité des droites parlementaires à proposer une candidature d’alternative. Il y a de nombreux thèmes (sécurité, immigration, questions identitaires) qu’une partie des droites parlementaires a relativement abandonnés. L’anti-macronisme sera une question structurante de la prochaine élection et la pandémie pourrait servir Marine Le Pen, mais elle ne réussit pas à en profiter à plein. Sa difficulté, c’est qu’en dehors de s’opposer, elle n’a pas grand-chose à proposer. Elle ne peut s’appuyer sur de vrais bilans locaux. Le RN dispose certes de quelques mairies – dans lesquelles les choses se passent mieux qu’en 1995 avec la première génération de maires sous Jean-Marie Le Pen –, mais il ne peut se prévaloir de la direction de grandes métropoles, de départements ou de régions. C’est pourquoi les prochaines élections régionales sont très importantes pour le parti.

« Sa difficulté, c’est qu’en dehors de s’opposer, elle n’a pas grand-chose à proposer »

Marine Le Pen reste tout de même le leader de son camp pour 2022 ?

Oui, mais un doute sérieux persiste, qui existait déjà avant 2017. Beaucoup d’électeurs, même RN, n’étaient déjà pas persuadés qu’elle pourrait être présidente de la République, et cette idée est toujours présente dans les esprits. Malgré sa place de numéro 2 à la dernière présidentielle, malgré son solide matelas électoral, malgré une conjoncture politique favorable pour les oppositions, elle ne réussit pas à embrayer sur quelque chose de plus puissant. Ce qui a fait dire à Robert Ménard que Marine Le Pen était « l’assurance-vie » de Macron pour la présidentielle. Un électorat prêt à voter Marine Le Pen au premier tour pourrait être détourné de son vote, comme en 2007, s’il y avait un candidat de droite puissant, incarnant l’anti-macronisme.

Sur quels points portent les divergences au sein de ce courant ?

L’idée de la sortie de l’euro, sur laquelle Marine Le Pen est d’ailleurs plus ou moins revenue, coince quant à sa faisabilité. Nous sommes tout de même beaucoup plus imbriqués dans l’Europe que ne l’étaient les Anglais. Le programme économique que défendait Marine Le Pen sur l’impulsion de Florian Philippot ne correspondait pas à l’héritage de cette famille nationaliste. Certes, Jean-Marie Le Pen critiquait la finance mais, en même temps, il remettait en cause « l’État budgétivore et fiscaliste ». À certains égards, la dimension étatiste du programme du RN et l’antilibéralisme affiché par Marine Le Pen trouvent ses limites, y compris dans son propre électorat, notamment dans les classes moyennes, chez les commerçants et les entrepreneurs. Marine Le Pen a un déficit dans les élites économiques et se pose même la question du financement de sa future campagne électorale.

En quoi la ligne politique de Marion Maréchal est-elle différente ?

Elle est plus libérale, plus conservatrice, plus à droite, elle n’est pas sur la ligne populiste « ni droite ni gauche ». Je pense que Marion Maréchal est en train d’essayer de refonder une forme de conservatisme à la française. Il y a chez elle une dimension catholique et nationale, qui n’est pas non plus celle de sa tante.

Peut-elle constituer une alternative ?

Oui, même si personne ne peut pronostiquer à quelle échéance. Le plus probable est qu’elle laisse sa tante se présenter en 2022 mais après, tout sera ouvert… Marion Maréchal dispose d’un atout, celui de pouvoir parler aussi bien à une partie de l’électorat RN qu’à certains segments de LR.

« Marion Maréchal est en train d’essayer de refonder une forme de conservatisme à la française »

Ce qu’a fait aussi Louis Aliot en se faisant élire maire de Perpignan ?

Oui. Dans le Sud, les électorats des différentes droites présentent des proximités idéologiques, il n’y a qu’à voir le nombre de passages entre UMP/LR et RN. Ce n’est pas pour rien que Marion Maréchal a été élue en 2012 députée du Vaucluse et qu’elle a fait 45 % au second tour des dernières régionales en PACA, son électorat n’était pas composé uniquement de FN pur jus. De ce point de vue, son projet de rapprochement des droites est en cohérence avec cet écosystème.

Quels sont ses atouts ?

D’abord sa jeunesse qui peut lui permettre de ringardiser un certain nombre de personnalités. D’autant qu’elle a démarré très jeune et qu’elle dispose d’un capital politique déjà intéressant. C’est quelqu’un qui prend son temps pour réfléchir à une ligne politique, une stratégie qu’elle ne construit pas en fonction des attentes, ce que font aujourd’hui la plupart des forces politiques dans cette conception du « parti omnibus » qui s’adresse à toutes les catégories. Sa force, c’est de savoir précisément l’espace politique qu’elle veut préempter, elle prend le temps de développer son projet avec son institut de formation et le Centre d’analyse qu’elle vient de créer. Il semble qu’elle s’intéresse au débat d’idées, qu’elle échange beaucoup, même avec certains conseillers du président Macron.

Dans quelles conditions un tel projet pourrait-il fonctionner ?

Pour désenclaver le RN et parler à un spectre électoral plus large, il faudrait que la situation politique du pays continue à se dégrader et que la demande d’une alternative grandisse encore. Si Emmanuel Macron est réélu en 2022, ce qui est encore tout à fait possible, est-ce que le bloc central macroniste pourra lui survivre ? C’est assez improbable. L’autre condition sine qua non, c’est que la décomposition de LR s’accélère, ce qui n’est pas forcément évident.

« C’est l’inédit de cette situation, deux Le Pen face à face »

Assiste-t-on à une réédition de la confrontation entre Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret, cette fois au sein de la famille ?

Même si les enjeux ne se croisent pas exactement, on pourrait effectivement noter certaines convergences idéologiques entre Bruno Mégret et Marion Maréchal. Mais il y a deux différences majeures. Mégret tenait en main l’appareil frontiste, ce qui n’est pas le cas de Marion Maréchal. Et malgré tout, Mégret a échoué, ce qui prouve que, dans cette famille politique, la question de l’organisation est moins importante que celle du leader.

De ce point de vue, Marion Maréchal reste-t-elle une Le Pen ?

C’est l’inédit de cette situation, deux Le Pen face à face ! Pour le coup, le nom Le Pen est à la fois une marque et un problème. Si Marion Maréchal succède à sa tante, je ne dis pas qu’on oubliera ce patronyme, mais on passera à autre chose, comme une forme d’émancipation.

Dans cet ensemble composite, que dire de la figure d’Éric Zemmour ?

Il occupe un rôle qui n’est pas nouveau dans l’histoire de ces droites nationalistes, dont les idées ont pu être portées par un certain nombre de publicistes et de journalistes relativement en vue. L’existence d’une « droite hors les murs » n’est pas si récente… L’écho important de Zemmour dans ce segment politique traduit son insatisfaction par rapport à l’offre électorale, y compris celle de Marine Le Pen. En être à se demander si Zemmour pourrait être candidat à l’élection présidentielle, c’est considérer que quelqu’un issu du sérail politique n’est pas capable de l’être ! 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER

 

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