Frédéric Worms : Cher Jakub, quand je t’ai proposé cette conversation sur l’universalisme européen, tu m’as dit que nous n’y étions pas encore, et cela m’a frappé ! Mais quand tu dis : « On n’y est pas encore », il y a néanmoins un espoir, non ? Cet universalisme ne doit-il pas tout de même nous orienter ?

Jakub Čapek : Effectivement, l’accueil des réfugiés venant d’Ukraine constitue un changement radical. Aucune crise récente n’a produit une réaction semblable de la part et des citoyens et du gouvernement tchèque. Quelque chose de fondamental a changé, ce qui inspire de l’espoir. La nuit du 24 février 2022, du fait d’un choc partagé, nous avons perdu beaucoup de certitudes et nous sommes devenus plus sensibles aux souffrances des autres. Et pourtant, je ne crois pas que nous soyons devenus des universalistes, loin de là. L’ouverture actuelle se limite aux réfugiés de l’Ukraine. Ce changement d’attitude est sans doute lié chez nous à l’occupation de la Tchécoslovaquie en 1968. C’est ce destin commun de pays attaqués par l’armée russe qui nous parle, quelque chose de particulier, non d’universel. Ce destin, nous le partageons avec les pays comme la Pologne, la Slovaquie et les pays baltes.

F.W. : Justement, il y a l’histoire. En France aussi, avec d’autres traumatismes : la carte de l’Europe en guerre, le génocide. Tout cela tisse un universalisme en crise, un universel singulier et critique ?

J.Č. : L’Europe a toujours été traversée par la pluralité des mémoires. C’est ce qui fonde les particularités à l’intérieur de l’Europe. Cependant, l’autre concept est très important : celui de l’universalisme en crise. Pour moi, il renvoie au fait que c’est dans la crise qu’on prend la pleine conscience des principes universels, par exemple de la valeur de la vie individuelle. Dans un entretien du 3 avril 2022 paru dans la revue italienne Tempi, le philosophe ukrainien Constantin Sigov a souligné la valeur de chaque vie, celles des Ukrainiens comme des Russes, ce qui implique de les protéger, de garder le souvenir des vies perdues, de traduire les coupables en justice. Comme Sigov le dit : « Nous faisons la guerre pour défendre la dignité humaine. » Ce sont ces principes que l’Ukraine nous rappelle et que nous oublions dans nos vies de tous les jours. Ou pour citer le journaliste ukrainien et tchèque Jefim Fištejn : « L’Ukraine est en guerre pour la liberté du monde entier… d’autres sont d’humeur à passer des vacances à la plage. »

F.W. : Tu m’as tout de suite parlé de Václav Havel, sa définition du totalitarisme par le mensonge et son idée d’une résistance des « sans-pouvoir » par la vérité. De Jan Patočka à Jan Sokol en passant par Havel, il y a ce lien entre la politique, la philosophie, la vérité. Václav Havel avait préfacé Liu Xiaobo, cet écrivain et militant chinois Prix Nobel de la paix et martyr de la vérité.

J.Č. : Václav Havel a soutenu à plusieurs reprises la nomination de Liu Xiaobo pour le prix Nobel. Ce rapprochement suggère que les dissidents chinois et tchèques, comme les autres intellectuels mentionnés, sont reliés à travers les cultures différentes par quelque chose de commun. C’est un autre exemple de l’universalité en crise dont nous venons de parler. Pour ce qui est de la vérité, je suis frappé par la proximité que présentent entre eux les mensonges officiels. En Tchécoslovaquie après 1968, le mot « occupation » a été interdit, la seule expression autorisée était « aide fraternelle apportée au peuple tchécoslovaque ». En Russie de nos jours, il n’est pas permis de parler de la « guerre », c’est officiellement « l’opération spéciale ». Il est incroyable que cela soit possible à l’âge d’Internet. Cependant, plus la circulation des mensonges officiels est contrôlée, plus la parole libre est dangereuse pour les autorités. C’est précisément là que se trouve le « pouvoir des sans-pouvoir » dont parle Havel dans son essai de de 1978. 

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