Une antienne bien connue des discours souverainistes hostiles à l’intégration européenne, et en particulier à l’Union européenne, est l’opposition entre l’Union et les « nations », entre l’Europe supposément fédérale « de Bruxelles » et l’« Europe des nations ». La campagne présidentielle française a résonné (et déraisonné) de cette scie, qu’on a d’ailleurs à plus d’une reprise, malgré les circonstances, mise en canon avec la mélodie bien connue de l’Europe « de l’Atlantique à l’Oural », qui consonne bien avec elle. Au centre de cette formulation binaire, qui oppose l’intégration européenne à l’État national, se trouve l’idée que les « nations », parce qu’anciennes, constitueraient la vérité fondamentale du continent, et qu’au contraire l’intégration européenne, récente et volontariste, ne serait en réalité qu’une chimère. Cette opposition peut se formuler aussi, dans les discours souverainistes, dans des termes sociaux : du côté des « nations », l’enracinement, le « peuple », les « gens », ceux qui sont attachés au terroir, qui ne dit jamais que la vérité ; du côté de l’Europe, les « cosmopolites », les élites « liquides », internationalisées, sans attaches, qui, à force d’être chez elles partout, ne seraient de nulle part, et surtout pas aux côtés des pauvres gens. Aux « nations », donc, l’ancienneté, la solidarité et l’ancrage ; à l’Europe, l’illusion, ridicule ou fatale, d’élites hors-sol mondialisées (ah, oui… j’oubliais : « néolibérales », aussi, et donc « impérialistes »). L’avenir de l’Europe ne pourrait donc être à l’intégration, à l’Union, puisque son passé est national, et que l’avenir, pour ne pas être un cauchemar d’utopistes (les doux dingues du fédéralisme) ou d’éradicateurs (les exploiteurs cosmopolites qui veulent le triomphe du marché), ne peut renier le passé. L’argumentation est rodée, elle paraît forte parce qu’elle a la force de la platitude ressassée à l’infini et vendue à profusion par des démagogues habiles et des publicistes rompus au marketing, et qu’elle semble drapée de la légitimité de l’histoire, du moins celle que l’on vend dans les kiosques de gare. Elle est pourtant historiquement radicalement fausse : c’est la « nation » qui est récente dans l’histoire de l’Europe alors que son intégration est, à plus d’un titre, bien plus ancienne, et constitue la vraie colonne vertébrale et la condition d’un continent vivable.

C’est la « nation » qui est récente dans l’histoire de l’Europe

L’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie aux ordres de son néo-tsar nous offre deux occasions, au moins, d’entrer dans le vif de ce paradoxe. Tout d’abord parce que Vladimir Poutine, présenté à l’envi comme un « patriote » par les souverainistes européens, et tout particulièrement français, et donc comme un modèle de dirigeant « national » pour tout le continent, justifie son invasion grâce à la rhétorique classique de la « nation » : l’Ukraine, parce qu’elle n’est pas un État « ancien », ancré dans l’histoire, serait illégitime, d’une part ; l’Ukraine, parce que néonazie, maltraiterait les russophones sur son territoire, et il n’y aurait donc pas d’autre solution que de les intégrer à une grande Russie ayant naturellement vocation à rassembler tous les peuples de « culture » russe, d’autre part. Cette logique culturaliste, selon laquelle les États légitimes sont la forme politique de « peuples » (et donc de « cultures ») qui leur préexistent, et selon laquelle il faut donc faire coïncider leurs frontières, a fait des ravages terrifiants, en Europe, à partir des années 1850, en justifiant annexions, répressions politiques, acculturations forcées, revanchismes en chaîne, exterminations et génocides, et en faisant des guerres des luttes de « civilisation ». Bien sûr, les guerres en Europe ne datent pas de la nationalisation de la vie politique européenne ; les États dynastiques européens n’ont cessé de se faire la guerre, depuis le XVe siècle au moins. Mais ces guerres étaient d’ampleur le plus souvent limitée, les conquêtes étaient réversibles, et n’impliquaient pas de massacres de masse organisés ou d’épuration ethnique par déplacements de population ou acculturation forcée. De ce point de vue, le nationalisme a donné aux impérialismes européens des justifications nouvelles, des moyens immenses et des objectifs dévastateurs. Cette dynamique fatale a été interrompue, à partir de 1945, par l’épuisement d’une bonne partie du continent, par sa soumission à deux puissances tutélaires, l’URSS et les États-Unis, qui y ont figé les positions et ont réglé pour l’essentiel en dehors d’elle leurs rivalités géopolitiques, ainsi que par l’application, notamment par la Communauté européenne elle-même (l’Union européenne, à partir de 1992), du principe onusien d’intangibilité des frontières étatiques. L’intégration accélérée de nombre de pays d’Europe de l’Est, malgré les difficultés, se justifiait par ce principe : il fallait éviter le retour des guerres nationales en Europe, autour des contestations de frontières et des répressions supposées ou réelles des minorités « nationales », dont la Yougoslavie venait d’être le terrible théâtre. L’invasion de l’Ukraine marque le retour de cette logique mortifère du culturalisme nationaliste sur le sol européen, d’autant plus ravageuse qu’elle est mise au service d’un projet impérial de grande ampleur. Les « nations » sont récentes, et l’Europe des « nations », de l’Atlantique à l’Oural, pourrait être un cauchemar.

L'UE prolonge une intégration technique bien plus ancienne

Le 16 mars 2022, au contraire, à 11 h 15, le réseau électrique ukrainien a été raccordé au réseau européen. L’affaire s’est faite en très peu de temps, une prouesse technique, mais aussi un soutien technique majeur, puisque le réseau ukrainien, jusque-là lié au réseau russe, se trouvait isolé par la guerre et risquait la rupture et la pénurie. Sans ce raccordement, l’État ukrainien aurait probablement perdu beaucoup de sa capacité de réaction et de mobilisation. La guerre casse les réseaux de circulation d’énergie, si essentiels à la société industrielle, et l’aide massive de l’Union se manifeste d’abord par sa capacité à maintenir et reconstruire des réseaux transfrontaliers, de très grande taille, qui représentent une forme majeure d’intégration. Mais cette intégration n’est en fait pas récente, et n’est pas une invention de l’Union : l’Europe est intégrée par des réseaux de toutes sortes depuis bien plus longtemps qu’elle n’est fracturée par les « nations ». Les réseaux postaux et ferroviaires articulent le continent en un système au moins partiellement intégré depuis les années 1860, lorsque naquirent les premières grandes organisations internationales ; à la fin du XIXe siècle, le réseau des banques centrales européennes animait et stabilisait les circulations de capitaux autour d’un monnayage fondé sur l’or et, à ce titre, largement partagé – dans les années 1880, avec l’Union latine, la France, la Suisse, l’Italie, la Belgique et la Grèce disposaient même d’une monnaie commune –  ; les réseaux routiers le font depuis le début du XXe siècle, notamment avec le développement des grandes transversales européennes et du réseau des autoroutes. À cet égard, l’Union européenne ne devrait pas être considérée comme un effort technocratique pour effacer les politiques nationales : elle est au contraire, dans une large mesure, une politisation (et un approfondissement) d’une intégration technique qui l’a précédée, et de loin, notamment au temps de la « première mondialisation », et qui est le résultat de l’industrialisation du continent.

Cette Europe des réseaux est d’ailleurs, en fait, bien plus ancienne, si l’on ne s’en tient pas aux réseaux techniques propres à l’époque industrielle. Les circulations des savants, dans la « République des lettres » des académies, des cours et des universités ; les circulations des religieux, de l’Europe médiévale à travers le réseau des abbayes bénédictines, cisterciennes, des couvents franciscains, jusqu’aux missionnaires envoyés de par le monde depuis leur séminaire paneuropéen de la Propaganda Fide à Rome ; les réseaux à la fois européens et mondiaux de l’Europe protestante ; les diasporas juives, dès le développement de la monarchie polonaise, mais encore plus à partir de leur répression par les monarchies ibériques ; les réseaux aristocratiques, étirés à l’échelle du continent par les mariages et les recompositions dynastiques ; les réseaux migratoires à l’échelle du continent, des Normands aux réfugiés politiques du XIXe siècle ; les réseaux marchands qui animent le commerce à l’échelle du continent, de Gênes à la Baltique et de Byzance à Londres, dès le Moyen Âge central, et qui font circuler lettres de change, marchandises, informations et techniques financières à l’échelle du continent, au point, selon certains sociologues du XIXe siècle, d’y faire naître le « capitalisme » : l’Europe est intégrée depuis très longtemps par une multitude de réseaux, d’ampleur et de profondeur à coup sûr variables, mais dont l’importance a été constamment décisive pour son développement économique, la répartition de sa population, sa structure linguistique, son organisation politique. L’Europe des réseaux est bien antérieure à l’Europe des « nations », précisément, et elle a été souvent bien plus profonde et pérenne que les mouvantes et superficielles frontières politiques qui l’ont zébrée. Rien de surprenant à ce que l’une des réponses de l’Union européenne à l’invasion de l’Ukraine, donc, ait été son intégration à un réseau technique, cette intégration qui permet, comme le disait alors Ursula von der Leyen, de « garder les lumières allumées et les maisons au chaud en ces temps sombres », bien loin donc de l’utopie et du fanatisme de marché.

L’intégration de l’Europe peut ainsi se lire avec ce double prisme. Elle est à la fois une histoire ancienne, et une promesse d’avenir. 

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