Avec la victoire d’Emmanuel Macron, est-ce une certaine vision de l’Europe qui l’a emporté ?

L’extrême droite défend une Europe des nations au sein de laquelle chaque État pourrait s’émanciper d’un certain nombre d’entraves, jugées trop contraignantes pour l’expression de la souveraineté étatique. Le projet d’Emmanuel Macron est lui, comme en 2017, extrêmement favorable à une forme de souveraineté européenne, c’est-à-dire à une Europe plus forte, plus efficace, indépendante.

Mais si l’on creuse un peu, ce renforcement souhaité de l’Europe est surtout celui des pouvoirs du Conseil européen, donc de l’intergouvernementalisme. Emmanuel Macron évoque rarement la réforme des institutions ; il ne propose pas de démocratisation de la structure de l’Union européenne. Il s’agit plutôt d’une Europe des biens communs européens, avec une efficacité technocratique accrue sur ses domaines de compétence. Cette opposition laisse de côté une autre vision de l’Europe, plus fédérale, plus proche de l’idée des États-Unis d’Europe.

Avec le Covid et la guerre en Ukraine, l’Europe s’est trouvée au premier plan. Sort-elle renforcée de ces crises ?

Le fait que l’Europe ne progresse qu’à la faveur des crises est un phénomène assez naturel. Il tient à une raison politique profonde, à savoir que les États-nations ne veulent pas perdre leur souveraineté ; ils ne souhaitent pas transférer de compétences supplémentaires au niveau de l’Union, et ils sont redevables à leur opinion publique pour chaque transfert qui peut être interprété comme une aberration ou comme une trahison.

La pandémie « a fait bouger les lignes, car elle a imposé de convertir son regard et de dépasser les égoïsmes nationaux »

Or, en temps de crise, les digues habituelles cèdent un peu, en particulier lorsqu’on s’aperçoit qu’il y a une véritable plus-value, en termes d’efficacité ou d’équité, à l’existence d’un gouvernement commun. C’est ce qui s’est produit au moment de la pandémie de manière spectaculaire, dans un moment « hamiltonien » de l’Union européenne : la perspective d’un endettement commun, d’un plan de relance de 750 milliards d’euros était inimaginable ne serait-ce que quelques semaines auparavant. La crise a fait bouger les lignes, car elle a imposé de convertir son regard et de dépasser les égoïsmes nationaux.

De même, la crise en Ukraine constitue une crise identitaire pour l’Union européenne, mais ce péril permet aussi à certaines digues de céder, avec une politique d’aide humanitaire et militaire très importante, et une Europe qui avance unie, cohérente, solidaire. Nous verrons si cela peut durer, mais l’arrivée au pouvoir de la nouvelle coalition allemande – qui porte dans son programme la constitution d’une Europe fédérale – comme la réélection d’Emmanuel Macron peuvent permettre de trouver des points d’accord qui n’existaient pas il y a un an.

La souveraineté européenne est-elle incompatible avec la souveraineté nationale ?

Dans la vision unitaire et monolithique de la souveraineté qui a prévalu depuis Jean Bodin, et qu’on retrouve notamment chez Hobbes et chez Rousseau, la souveraineté détient un certain nombre de propriétés : elle est une, indivisible, inaliénable, perpétuelle et absolue. Il serait alors contradictoire de songer à une coexistence entre souveraineté étatique et souveraineté supranationale. Mais si l’on veut donner un sens à la souveraineté européenne, il faut privilégier un concept de souveraineté partagée, élaboré à partir du XVIIe siècle et théorisé de manière systématique chez les fédéralistes américains.

Pour eux, la source de la souveraineté est le peuple, mais celui-ci délègue des compétences, au niveau local des États ou au niveau fédéral, cette distribution relevant elle-même du débat démocratique. Cette souveraineté partagée peut s’appliquer au cas européen si l’on pose une double source originaire de la souveraineté : les peuples d’Europe, constitués en États et représentés au Conseil, et le peuple européen, en tant qu’ensemble de citoyens représenté au Parlement. Mais pour qu’il n’y ait pas de conflits de souveraineté, il faut que les États conservent la « compétence de la compétence », soit le choix en dernier ressort des domaines qu’ils sont prêts à déléguer au niveau fédéral.

Marine Le Pen affirmait durant le débat de l’entre-deux-tours qu’il « n’y a pas de peuple européen ». Que lui répondre ?

Dans la vision du Rassemblement national, dire qu’il n’y a pas de peuple européen, c’est dire qu’il n’y a pas de peuple homogène, et qu’il ne peut y avoir de peuple qui ne soit ancré dans une histoire commune, une géographie, une culture, une langue et, peut-être même pour certains, une religion commune. Le demos, le peuple, peut alors être considéré comme une forme de l’ethnos, fondé sur une naissance et une ethnie communes. En ce sens où le peuple s’identifie à la « nation », il n’y a pas, il n’y aura jamais de peuple européen, et c’est d’ailleurs souhaitable.

Mais il existe un autre sens de « peuple » qui irrigue la tradition contractualiste : celui d’une association d’individus libres et égaux, unis par des liens de solidarité civique. Et dans ce cas-là, il n’existe pas de peuple européen simplement parce que ces liens de solidarité civique ne sont pas encore assez forts, faute de culture commune et d’espace public suffisant. C’est une critique pour moi plus pertinente, car elle accepte l’idée d’un peuple multiculturel, avec des traditions et des histoires différentes, mais invoque le chemin qui reste à faire pour que la culture politique européenne soit assez développée pour permettre ce que Jürgen Habermas appelle la formation de l’opinion et de la volonté politiques.

« La guerre en Ukraine a justement soulevé un élan de solidarité face à la crise des réfugiés »

Le peuple peut alors aussi être conçu dans le sens de laos, de peuple idéal, avec une dimension messianique à assumer. Comme ce n’est pas l’origine qui fait le peuple, il faut que ce soit le projet. Et à ce projet, qui a d’abord été la sécurité, la prospérité et la liberté, on peut ajouter une dimension de solidarité comme nouveau telos européen. La guerre en Ukraine a justement soulevé un élan de solidarité face à la crise des réfugiés : ce phénomène montre que le peuple européen peut prendre conscience de lui-même.

Quels sont les obstacles aujourd’hui au projet européen ?

Ils sont nombreux, et de divers ordres. Des obstacles politiques, avec l’attachement des États-nations à leur souveraineté. Des obstacles linguistiques, qui compliquent les délibérations collectives. Et puis des obstacles liés à la manière dont l’intégration européenne s’est produite après-guerre, dans un moment où les pères fondateurs français et allemands se montraient méfiants à l’égard de la démocratie et des passions populaires. Les premières institutions des communautés européennes se sont faites par les élites, de façon technocratique, avec l’idée d’un gouvernement des experts et des juges. Les peuples ont été tenus à distance et le jour où la construction a été officialisée, ceux-ci n’ont pu que constater qu’elle était déjà très avancée. Et que ses décisions appuyaient la construction du marché intérieur, la libre circulation, la dérégulation, plutôt que la protection. D’où la méfiance très forte des peuples, notamment en France où nous avons une vision mythifiée de notre vie politique nationale, au risque de l’illusion. L’enjeu fondamental, c’est donc la démocratisation de l’Union européenne, pour associer les peuples à cette construction.

Est-ce possible de démocratiser un si vaste ensemble, alors même qu’on traverse une crise de la démocratie représentative ?

Je pense qu’il faut réfuter le sophisme selon lequel l’éloignement créerait une telle chaîne de légitimation démocratique que celle-ci finirait par s’étioler ou devenir inefficace. La souveraineté peut s’accorder avec la subsidiarité : la vie politique doit avoir lieu au plus près des citoyens, la fédéralisation n’a rien à voir avec la centralisation. Ce n’est pas parce qu’un certain nombre d’enjeux – la défense, le numérique, la transition énergétique, la régulation de la biodiversité… – doivent être gérés au niveau postnational que l’on va priver le niveau local, régional ou national de ses pouvoirs. Cela doit faire l’objet d’une délibération démocratique.

Il faut aussi résoudre l’asymétrie entre l’intégration négative par le marché, qui fonctionne, et l’intégration positive par le politique, par la régulation, qui dysfonctionne précisément parce qu’elle n’est pas vraiment fédérale. Tant qu’on a un marché et une monnaie qui fonctionnent de manière fédérale, avec une banque centrale indépendante, mais aucune possibilité de régulation politique, alors on se met soi-même en situation d’impuissance ; il faut donc réarmer la puissance publique. Et enfin, il faut qu’il y ait davantage de lisibilité politique de l’action politique des différentes instances de l’Union, et notamment du Parlement, pour que la démocratie représentative y fonctionne mieux. Droit d’initiative, budget renforcé, responsabilité politique de la Commission devant lui… ces réformes sont sur la table depuis longtemps ; ce sont les États qui ne veulent pas faire progresser la démocratie européenne.

L’Europe manque-t-elle d’un imaginaire fort ?

Dans la représentation qu’on peut avoir de la souveraineté populaire, il existe en effet un imaginaire puissant : la mythologie du peuple en armes en France, un roman national qui se diffuse dans le corps social, un attachement au drapeau, à l’hymne, à des symboles, à des rites… Rousseau avait réfléchi à la manière dont cette ritualisation de la vie publique est indispensable pour créer un attachement des citoyens à leurs institutions, au-delà d’une adhésion rationnelle : la loyauté doit être ancrée dans les mœurs et dans les cœurs.

Or, il est vrai que l’Union européenne, quoiqu’elle ait un drapeau, une devise et un hymne, n’est pas très douée pour faire vivre sa symbolique. On a beaucoup reproché aux billets en euros de dévoiler cette désincarnation de l’Union. Normalement, cela devrait changer dans quelques années, le processus est lancé. Mais l’adhésion des citoyens suppose aussi une meilleure éducation civique européenne ; elle doit passer par l’Europe de la culture, des arts, des savoirs, ce qui ne saurait se limiter au choix d’une capitale européenne de la culture… Il n’en reste pas moins qu’il y a des raisons profondes pour lesquelles l’Europe telle qu’elle s’est construite s’est bien gardée de troquer les nationalismes d’antan pour un nouveau patriotisme et a préféré l’adhésion rationnelle aux grands principes fondateurs de l’État de droit – au risque de l’indifférence, voire de l’hostilité. Il faut donc réussir à incarner ces idéaux, à créer de la loyauté et des affects qui puissent l’ancrer en profondeur.

Notre avenir sera-t-il forcément européen ?

Même si la construction est solide – le Brexit, par exemple, ne l’a pas déstabilisée –, il existe toujours des forces de dissolution très fortes – songez aux conflits avec la Pologne et la Hongrie. On ne peut pas considérer que la construction européenne est irréversible et qu’elle ne cessera jamais de progresser. Les périls sont réels, que ce soit l’essor des démocraties illibérales, les élans populistes, ou encore les révoltes populaires contre cette Union qu’on rend volontiers responsable de tous les maux. D’où cette République fédérative européenne que j’appelle de mes vœux : elle permettrait de remédier aux injustices structurelles produites par l’européanisation elle-même, et pas seulement par la mondialisation. Si l’on réussit à rendre des comptes sur la plus-value réelle créée par l’intégration européenne, à montrer que l’on peut établir une démocratie mieux-disante en matière de droits sociaux et environnementaux, alors on parviendra à garantir un avenir européen. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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