« Avez-vous une langue nationale ? Est-elle réellement différente du russe ? » Malheureusement et tragiquement – est-il nécessaire de le préciser ? –, il a fallu que des massacres soient perpétrés dans un pays du centre de l’Europe pour que le monde entier découvre que ce pays possède une langue et une culture, à la fois à nulle autre pareille et ayant des airs de famille évidents avec celles des autres pays européens. Je préciserai, dès l’abord, que, même si elle est majoritairement ukrainophone, ma littérature s’est aussi écrite en latin, en yiddish, en russe, en allemand…

La « Babylone de l’Europe du Sud-Est »

L’Ukraine est sans conteste européenne. Et chacune de ses régions l’est à sa façon. Aussi n’évoquerai-je que la mienne, la Bucovine, une région dont les frontières ne sont pas une ligne de séparation étanche, mais un espace où les identités et les cultures se confortent, se confrontent et se créolisent et où se brouille la distinction du dedans et du dehors. Non sans difficulté, parfois, il va de soi. Mais n’en est-il pas de même pour l’Europe ? Située au croisement de l’Europe occidentale et orientale, ma ville a été autrichienne (Czernowitz), roumaine, soviétique, de nouveau roumaine, derechef soviétique et actuellement ukrainienne (Tchernivtsi). C’est une métropole dont le niveau culturel n’a rien à envier à celui des grandes villes d’Europe, comme ses dénominations paraphrastiques le disent clairement : « la Petite Vienne » ou « le Petit Paris ».

Cette contrée a vu naître de nombreux écrivains, artistes, philosophes mondialement connus. Ainsi, le poète Paul Celan se plaisait à rappeler que sa ville, Czernowitz, était « une terre où vivaient les gens et les livres » ; l’écrivain allemand Georg Heinzen constatait, quant à lui, qu’il y avait dans cette ville « plus de librairies que de boulangeries ». L’existence de cet homo legens perdure encore aujourd’hui comme l’attestent la renommée et le succès de Méridien Czernowitz, un festival annuel de poésie multilingue qui accueille des écrivains et des artistes de toute l’Europe. Les traductions ukrainiennes des auteurs natifs de la région qui ont écrit dans d’autres langues européennes sont régulièrement publiées et étudiées.

La Bucovine est souvent appelée « Babylone de l’Europe du Sud-Est » ou « contrée des cinq langues ». Ces langues, pour reprendre une expression d’un autre poète originaire de ma ville, Rose Ausländer, « s’accordent et dorlotent l’atmosphère ». Gregor von Rezzori écrit qu’il s’est frotté, en vivant dans cet espace, à un « peuple protéiforme qui avait non pas une mais une demi-douzaine de nationalités, non pas une mais une demi-douzaine de religions, non pas une mais une demi-douzaine de langues, et qui pourtant a été doté d’un caractère commun tout à fait spécifique ». En effet, il est avéré que les innombrables minorités savaient y cohabiter en paix et en harmonie. Au début du XXe siècle, on y comptait pas moins de cinq Maisons nationales, à savoir juive, allemande, ukrainienne, polonaise, roumaine. Cette tradition n’a pas été perdue, car, après l’indépendance de l’Ukraine, ces centres culturels ont été rouverts et revivifiés, et même étendus à d’autres communautés.

La langue française y a toujours été parlée et enseignée. De nos jours, d’une manière tout à fait surprenante, le français est devenu une langue médiatrice qui a facilité le retour d’auteurs et d’intellectuels nés à Czernowitz, lesquels avaient été tout simplement « effacés » par la censure du régime soviétique. Tel est le cas exemplaire d’un auteur comme Aharon Appelfeld, redécouvert dans sa ville natale en partie grâce aux traductions françaises de Valérie Zenatti. Très souvent, dans les œuvres des « auteurs de Tchernivtsi », quelle que soit la langue dans laquelle ils écrivent, sont prégnants des thèmes comme l’exil, la déportation, les exterminations, car « l’Histoire avec sa grande hache », comme le dirait Georges Perec, n’a pas épargné cette région – et cela continue ! L’une des missions que se donne cette littérature déterritorialisée est incontestablement de lutter contre l’inquiétante menace que constituent l’oubli et l’effacement des traces.

Aujourd’hui, nous sommes de nouveau confrontés à la guerre. Ma région, la plus petite sur la carte de l’Ukraine, accueille plus de cent mille déplacés venant des régions les plus exposées. À première vue, ces Ukrainiens qui ont quitté leurs régions, situées plus à l’est, peuvent paraître de culture et de langue différentes par rapport à leurs hôtes. Mais, cette différence n’est en rien un obstacle ; car vivre ensemble en Ukraine, c’est vivre non seulement entre les langues – l’ukrainien, le russe, le roumain, le hongrois, le polonais, etc. –, mais aussi entre les langues russes et les langues ukrainiennes, car l’ukrainien de Lviv n’est pas celui de Dnipro, car le russe d’Odessa n’est pas celui de Kharkiv. En temps de guerre, l’acceptation des différences pourrait être mise à l’épreuve, mais ce qui se passe en Ukraine démontre que l’expérience du multiple et le respect des particularités contribuent à l’hospitalité et à la solidarité.

Créer du commun et inventer un art du vivre-ensemble, non en dépit, mais grâce à la reconnaissance – au sens à la fois d’identification et de gratitude – des différences, de l’existence des autres, n’est-ce pas une valeur essentielle qui fonde le projet européen ? En ce sens, l’Ukraine est européenne, non seulement pour des considérations géographiques et historiques, mais aussi parce qu’elle partage avec les autres Européens les mêmes valeurs.

L’Ukraine est en danger ; elle court le risque d’être annihilée dans son existence. Ce qui serait préjudiciable et tragique, non seulement pour ce pays, bien évidemment, mais aussi pour l’Europe entière, qui perdrait ainsi une de ses forces vives. 

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