Le plus vil des autocrates
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La guerre déclenchée par Poutine contre l’Ukraine, pour moi, s’est cristallisée dans un livre. J’ai traduit Le Dit de l’ost d’Igor, le premier poème épique russe qui nous soit parvenu. Je l’ai traduit d’après la traduction en russe moderne et l’étude faite par un de mes grands amis, Andréï Tchernov, qui a passé quarante ans à étudier ce texte, considéré jusqu’alors comme anonyme. A. Tchernov a établi que ce texte n’était pas anonyme, mais qu’il était signé, et signé par un prince, de la maison de Kiev, Vladimir de Tchernigov. Parce que la littérature russe est née dans ce qui est aujourd’hui l’Ukraine. Et les bombes russes sont en train d’écraser Tchernigov. – Pour moi, c’est une espèce de trou noir. Comme si la Russie, là, sous nos yeux, était en train de massacrer non seulement, bien sûr, des populations civiles, mais sa propre mémoire, comme si, pour dire les choses, Poutine ne détruisait pas seulement la vie des gens, mais le berceau même de sa culture.
Ce qui se forgeait en ce moment, en Ukraine, était une société démocratique
Oui, il y avait des tensions nationalistes en Ukraine, et oui, l’Ukraine avait adopté des « lois mémorielles » inacceptables, qui punissaient quiconque disait que les nationalistes ukrainiens, pendant la guerre, avaient été alliés aux nazis – ce qu’ils ont été. Mais, aujourd’hui, le jeu démocratique fait que les extrémistes nationalistes, en Ukraine, étaient réduits à 2 ou 3 % du corps électoral (ce qui laisse rêveur quand on regarde les 35 % d’électeurs qui, chez nous, s’apprêtent à voter Zemmour ou Le Pen). Et, oui, ce qui se forgeait en ce moment, en Ukraine, était une société démocratique. Elle se forgeait, très vite, sur un système hérité du soviétisme, sur la corruption, l’incompétence, malgré l’héritage et voisinage catastrophiques de la Russie poutinienne. Et si Poutine est intervenu, ce n’est pas pour « sauver » le Donbass, mais parce qu’il ne pouvait pas admettre la réussite, même partielle, d’une démocratie à ses frontières.
Les pertes de l’armée soviétique pendant toute la période d’occupation de l’Afghanistan seront dépassées en deux ou trois semaines
Poutine a réussi, dans l’horreur de la guerre, à forger le pays définitivement. Quand il bombarde les villes, qu’elles soient ou non majoritairement russophones, il unit le pays. Et regardez les réfugiés : personne, ou presque, n’emprunte les « corridors humanitaires » qui peuvent les amener en Russie, mais deux millions de personnes se réfugient dans les pays de l’Ouest. Personne ne veut de la « protection russe ». Et donc, jusqu’où la guerre ? – Jusqu’à la reconnaissance, par chacun dans le monde, que l’Ukraine est bien une nation libre.
Mais, ce qui me frappe aussi, c’est le désastre russe auquel nous assistons. Personne ne connaît réellement le bilan des pertes, mais, ce qui est sûr, c’est que les soldats russes tués se chiffrent par milliers – et que les pertes de l’armée soviétique pendant toute la période d’occupation de l’Afghanistan seront dépassées en deux ou trois semaines. L’armée est exsangue, aucune grande ville n’a été prise en quinze jours de combats acharnés, et ce qui reste à Poutine, c’est de bombarder les villes, de les réduire en cendres, comme il l’avait fait pour Grozny, et pour Alep. Or, son temps est compté.
Parce qu’il se passe des choses au Kremlin. Les sanctions sont d’une violence inouïe. Il ne s’agit pas seulement du départ de McDo ou d’Ikea. Il s’agit du fait que le rouble ne vaut plus rien, que les usines ferment, les unes après les autres. Et qu’on se rend compte, une fois encore, que le régime de Poutine, en dehors de l’exploitation des ressources nationales (et du pillage des revenus), n’a rien fait pour diversifier l’économie, n’a rien créé : que tout, absolument tout, est fabriqué à l’étranger, ou avec un apport fondamental de technologies importées, et que, sans les importations, tout simplement, plus rien ne marche. C’est le pays qui s’effondre.
Une confrontation militaire directe donnerait à Poutine, en Russie même, une légitimité acquise sur le thème de la « patrie menacée »
Vladimir Zelenski s’élève contre le fait que l’Otan refuse d’interdire le survol du ciel de l’Ukraine. Mais l’interdiction de survol amènerait à une confrontation directe entre les forces de l’Otan et l’aviation russe, et, cela, ce serait la seule porte de sortie possible pour Poutine. Une confrontation militaire directe donnerait à Poutine, en Russie même, une légitimité acquise sur le thème de la « patrie menacée ». Personne ne veut de ça. Non, visiblement, l’Occident veut que le régime de Poutine s’effondre de lui-même, – de l’intérieur.
Toute la culture russe se résume dans la coexistence impossible de deux entités. D’un côté, l’État, l’Histoire, le tsar, le chef suprême, appelez ça comme vous voulez. Ça, c’est grandiose ou/et monstrueux, mais ça ne prend pas en compte l’individu. Parce que rien, en Russie, jamais, n’a pris en compte la vie des gens. De l’autre côté, il y a cette notion essentielle, le DOM, la maison, l’espace privé. L’existence d’un espace en dehors de l’Empire, même s’il est dans l’Empire. C’est tout le sujet du Maître et Marguerite de Boulgakov : quel lieu peut-il rester quand les gens ne vivent plus que dans des appartements communautaires, que la notion même de vie privée est mise en cause ?
Poutine est juste le plus vil des autocrates qui, en Russie, depuis des siècles, ont passé leur vie à détruire la vie vivante, – le plus vil, parce qu’il est un mafieux. Il n’est pas le moins dangereux. Face à l’Ukraine, il montre son régime tel qu’il est, inhumain et pourri. D’un coup, son pouvoir est ébranlé. Il est possible qu’il tombe. Comme je voudrais que l’Ukraine, qui est à la source de la culture russe, soit aussi à la source – hélas, bien involontairement, et à quel prix ! – d’une Russie renouvelée. Il faut en finir avec la dictature, avec la peur. Il faut en finir avec la corruption. – L’Ukraine était un exemple magnifique de lutte contre tout ça, – de lutte démocratique, malgré tous les malgré. Les Ukrainiens ont le droit de vivre libres. Les Russes aussi.
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