La société russe est aujourd’hui soumise à une campagne de propagande effrénée visant à présenter l’« opération » en Ukraine – il ne faut jamais dire qu’il s’agit d’une guerre – comme une « opération spéciale de dénazification » de ce pays, certains évoquant même une prétendue menace nucléaire et bactériologique que l’Ukraine ferait peser sur la Russie, et d’autres idées de cette teneur. Cette machine de propagande vise à faire avaler la nécessité de cette guerre à la population, précisément pour éviter qu’elle bascule dans le doute. Elle est très difficile à contester, pour la plupart des gens. Pourtant, que valent les sondages russes contrôlés qui annoncent un soutien de 70 % de la population ? Soutien à quoi, dès lors qu’on ne dit pas qu’il s’agit d’une véritable guerre ? La plupart des gens ne savent rien de ce qui advient vraiment.

L’opposition à la guerre en Ukraine reste très minoritaire, mais elle est déterminée

Or, ce qu’on peut percevoir, c’est que les réactions d’hostilité à la guerre sont cette fois beaucoup plus importantes que celles, par exemple, observées en 2014 lors de la guerre d’annexion de la Crimée, ou encore lors du conflit du Donbass, beaucoup plus meurtrier mais n’engageant pas d’appelés. Cette fois, l’opposition à la guerre en Ukraine reste très minoritaire, mais elle est déterminée. En deux semaines, plus de 10 000 personnes ont été interpellées. C’est à la fois peu, mais beaucoup plus qu’il y a huit ans. Le mouvement des Mères de soldats, par exemple, tente d’informer les familles de la situation de leurs enfants. De leur côté, les Ukrainiens diffusent de nombreuses vidéos de militaires russes faits prisonniers qui disent « ne pas être venus en Ukraine pour massacrer des Ukrainiens ». Ces vidéos sont souvent diffusées sur le réseau crypté Telegram, qui contourne les interdits opposés par Moscou à Facebook.

En même temps, la pression de l’État russe sur l’information se renforce. Désormais, la loi punit de quinze ans de prison quiconque diffuse de « fausses nouvelles ». Dès lors, la plupart des sites d’information libres sont obligés de se taire. Cependant, Nikita Kondratiev, le directeur de la rédaction de Novaïa Gazeta, un des grands organes de presse indépendants, a déclaré qu’il n’informerait plus sur la guerre mais évoquerait ses conséquences, comme l’impact des sanctions sur l’économie et la vie des Russes. Une manière détournée de continuer à évoquer la guerre. Cette attitude se répand en Russie. Des gens contournent individuellement les interdits. Je pense à cette femme qui a rasé la moitié de sa chevelure et s’est fait tatouer sur la tête le symbole international de la paix. Ou cette autre femme sortie en brandissant… une page blanche. Tous ces petits signes de rejet montrent que cette guerre est moins populaire qu’en 2014, et qu’une partie de la population n’est pas dupe. Mais il est difficile d’estimer l’impact du phénomène à cette heure.

Les sanctions peuvent pousser la population à faire pression, mais aussi la coaliser autour du régime

Il est une catégorie proche du pouvoir pour qui ce qui se passe est problématique : celle des oligarques. D’ailleurs, ils n’ont pas été conviés à donner leur avis sur cette guerre conçue par un groupe restreint entourant Poutine. Proche du président, l’oligarque Oleg Deripaska – propriétaire d’un immense conglomérat industriel et financier, incluant Rusal, le deuxième fabricant mondial d’aluminium – s’est permis de critiquer le « capitalisme d’État » russe, incapable de résister aux pressions économiques que le pays va subir. Il ne doit pas être le seul oligarque soucieux, au moment où, par exemple, plus personne en Russie ne peut retirer de devises étrangères – ce qui, au passage, inquiète beaucoup de petits épargnants qui craignent de ne jamais revoir leur pécule en devises étrangères déposé à la banque.

Dans les foyers d’opposition à Vladimir Poutine, il ne faut pas oublier que 11 millions de Russes ont des attaches familiales avec des Ukrainiens. Cela peut susciter des fractures familiales difficiles, mais aussi avoir l’effet inverse de rapprocher les gens. On a vu un Russe dans une manifestation brandir un panneau : « Comment faire pour sortir mon grand-père de Tchernigov ? » (Tchernigov, ou Tchernihiv en Ukrainien, est une ville proche de Kiev.) En d’autres termes, l’homme est russe, mais son grand-père est ukrainien.

Enfin, il faut signaler l’exode en cours et à venir d’un certain nombre d’intellectuels, d’artistes, de chercheurs et de militants politiques russes qui cherchent à fuir leur pays. Mais l’obtention d’un visa est fréquemment un problème. Pour entrer dans l’Union européenne, il faut souvent passer par la Géorgie ou l’Arménie, où un Russe n’a pas besoin de visa d’entrée, et espérer ensuite que le consulat d’un membre de l’UE soit assez compréhensif pour en octroyer un à son tour. La non-reconnaissance des vaccins russes contre le Covid par l’UE est aussi un obstacle important pour gagner son territoire. Pourtant, si la guerre perdure, les sanctions économiques internationales contre Moscou pourraient considérablement accélérer cette quête d’exode.

Pour le moment, les conséquences des sanctions semblent peu spectaculaires. Dans les années 1990, la Russie n’aurait pas été capable de lancer une telle guerre et de faire face à ces sanctions. Mais en trente ans, elle a beaucoup amélioré sa capacité à fournir à la population l’accès aux produits de consommation courante, en particulier la nourriture. Quant aux moyens pour se chauffer en hiver, la Russie n’en manque pas. En revanche, l’inquiétude perce pour tout ce qui touche aux produits d’importation tels que les ordinateurs ou les téléphones. Et beaucoup s’attendent aussi à ce que l’inflation, déjà importante, devienne galopante. Quant aux Russes vivant à l’étranger et qui n’ont pas de compte bancaire local, ils voient l’accès à leur compte russe bloqué par Visa ou Mastercard.

Bref, la plupart des experts économiques russes « neutres » s’inquiètent des possibles effets des sanctions sur la population. Or, on connaît le problème que pose ce type de mesures. Elles peuvent pousser la population à faire pression sur le régime, mais aussi susciter l’inverse : la coaliser autour de lui. Si la guerre se prolonge, la société civile russe sera-t-elle en mesure de faire reculer Poutine ? Il est très difficile de pronostiquer comment évoluera l’état d’esprit de la population. Ce pays est aujourd’hui entraîné dans une effroyable régression. Mais sa société a une capacité de résilience très importante. Elle dispose d’un niveau d’éducation très fort, de compétences très développées. On doit espérer que sa modernisation ne sera pas perdue pour longtemps. 

 

Conversation avec SYLVAIN CYPEL

Dessin JOCHEN GERNER

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