Dans le conflit ouvert entre le Hamas et Israël, l’Égypte se retrouve en première ligne. Son territoire jouxte l’extrémité sud de l’enclave palestinienne, où les Gazaouis ont afflué en masse pour se soustraire aux représailles israéliennes. Pour le moment, l’Égypte refuse d’ouvrir sa frontière et se borne à accepter le passage d’étrangers ou de binationaux, tout en réclamant la mise en place d’un couloir humanitaire pour venir en aide aux populations civiles.

Pour les autorités égyptiennes, la situation est compliquée. Les liens avec Gaza sont étroits et anciens. L’Égypte a géré ce territoire entre 1948 et 1967 : ses services ont une très fine connaissance du terrain et y entretiennent leurs réseaux. Ils collaborent étroitement avec les services israéliens car les deux pays, en paix depuis 1978, y voient l’un et l’autre une menace pour leur sécurité. Or, même si les Égyptiens soutiennent avoir prévenu leurs homologues israéliens de l’imminence d’une attaque trois jours à l’avance, on peut trouver étonnant qu’ils n’aient pas relevé plus tôt les signes avant-coureurs d’une opération d’une telle envergure. Benjamin Netanyahou a d’ailleurs démenti avoir été alerté. Les services israéliens ont été pointés du doigt, mais on peut se demander si leurs homologues égyptiens n’ont pas eux aussi été pris en défaut.

Du temps de Hosni Moubarak, des manifestations de soutien à la Palestine avaient viré à la contestation du régime

Pour Le Caire, la péninsule du Sinaï, à proximité de Gaza, reste un sujet de préoccupation en raison de la présence résiduelle de la branche locale de l’État islamique. Malgré un black-out complet, des attaques sont régulièrement signalées. La côte nord du Sinaï est une région compliquée à gérer : une grande partie de la population, arrivée au rythme des guerres précédentes, est d’origine palestinienne. Elle est forcément sensible aux évolutions de la situation de l’autre côté de la frontière. En outre, cette province souffre d’un retard de développement qui entretient le mécontentement. Il y a inévitablement un risque de déstabilisation des fragiles équilibres sociaux, politiques et démographiques à l’échelle locale, si l’Égypte accepte de nouveaux contingents de Palestiniens, même strictement contenus dans les limites d’un camp. Sans compter l’éventualité de laisser entrer des éléments terroristes qui pourraient par la suite préparer des attentats, en Égypte ou en territoire israélien.

Le second danger est de nature plus politique. Le président Sissi, qui doit se représenter devant les électeurs en décembre prochain, sait que la population égyptienne est très sensible à la cause palestinienne. Quelques manifestations de soutien ont déjà eu lieu. Les frappes israéliennes qui ont touché Rafah côté égyptien ont été dénoncées sur les réseaux sociaux comme autant d’atteintes à la souveraineté de l’Égypte et aux accords de paix entre les deux pays. Par ailleurs, un espace limitrophe de la bande de Gaza, où pourraient éventuellement être regroupés les réfugiés, a été vidé de ses habitants égyptiens entre 2013 et 2018 pour ménager une zone tampon et empêcher trafics et infiltrations. Le retour de ces populations à Rafah serait durablement compromis en cas d’installation de Palestiniens, ce qui reviendrait à sacrifier l’intérêt de nationaux. Une éventualité qui ne devrait pas effrayer le régime outre mesure, mais qui ne manquerait pas d’être dénoncée.

Sur le plan diplomatique, Le Caire ne peut s’aliéner Washington, l’allié américain restant un partenaire essentiel, notamment en raison de l’aide militaire qu’il lui accorde. Par ailleurs, l’Égypte est tributaire d’Israël pour son approvisionnement en gaz, à la fois pour sa consommation intérieure et pour alimenter des exportations vers l’Europe, dont elle a bien besoin pour renflouer ses caisses. L’État hébreu a déjà envoyé un signal en suspendant ses livraisons. Sans parler des touristes israéliens, alertés par la mort de deux de leurs compatriotes tués par un policier à Alexandrie le 8 octobre, et possiblement dissuadés de visiter l’Égypte.

Il pourrait donc être difficile à cet État de résister aux pressions exercées par les Israéliens et les Américains pour qu’il accepte sur son sol plusieurs dizaines de milliers de Palestiniens. Mais il peut monnayer chèrement cette concession. En demandant bien sûr une aide destinée à la prise en charge de ces réfugiés, mais surtout en négociant en contrepartie un ballon d’oxygène financier qui sauverait temporairement le pays de la faillite. Car la situation économique en Égypte a pris un tour dramatique, du fait d’une grave crise de la dette et d’une inflation galopante. Le président Sissi pourrait s’inspirer du deal passé par Hosni Moubarak en 1991. Celui-ci avait alors obtenu l’annulation de 50 % de la dette et le rééchelonnement des 50 % restants en échange de l’engagement de son pays dans la coalition contre Saddam Hussein. Mais un geste de cette ampleur supposerait sans doute un transfert massif de Palestiniens de Gaza, ce qui risquerait de déstabiliser l’Égypte. Il donnerait corps à une crainte récurrente de voir les Israéliens se débarrasser de la question palestinienne en vidant les territoires occupés de leurs habitants, poussés vers l’Égypte et la Jordanie.

La partie est serrée pour les autorités du Caire mais peut-être jouable. Deux stratégies sont à ce stade plus probables. Soit maintenir les Palestiniens à Gaza en mettant en scène l’acheminement de l’aide, à grand renfort de protestations de solidarité et d’efforts de médiation. Soit regrouper un certain nombre d’entre eux aux portes de Gaza, en échange d’un gain économique significatif. Le temps pour le président Sissi de se faire réélire, l’attention de la communauté internationale étant trop accaparée par d’autres priorités pour dénoncer une campagne atone et une compétition inexistante. Si les apparences de solidarité avec les Palestiniens sont sauves, la population égyptienne pourrait mettre de côté ses griefs face à la dégradation de la situation économique et plébisciter un gouvernement militaire fort et garant de sa sécurité dans un contexte régional incertain. Ou pas : du temps de Hosni Moubarak, des manifestations de soutien à la Palestine avaient viré à la contestation du régime. Pour le moment, le pays semble tenu. 

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