Depuis quarante ans, on explique la politique de la République islamique selon deux axes : la « menace iranienne » à l’extérieur et la répression à l’intérieur. Ce n’est pas faux mais c’est un peu court, surtout quand il s’agit d’Israël. Derrière les discours enflammés appelant à « rayer Israël de la carte » et les menaces de déclenchement du feu nucléaire contre l’Iran, les deux États n’ont jamais cessé depuis soixante-dix ans de maintenir des relations, souvent cachées, paradoxales, mais bien réelles.

Dès son arrivée au pouvoir en 1948, Ben Gourion avait envoyé en Iran un émissaire personnel pour sceller une alliance discrète sinon secrète des deux États contre leurs voisins arabes. Avec la Turquie, l’Iran faisait en effet partie des « alliances périphériques » d’Israël, au-delà des pays arabes voisins et hostiles.

Les deux États n’ont jamais cessé de maintenir des relations, souvent cachées, paradoxales, mais bien réelles

Installée en Iran dès la fin des années 1950, une forte délégation israélienne, jamais légalisée, fonctionnait comme une ambassade. Fidèles alliés des États-Unis dans la région, les deux pays ont multiplié les coopérations militaires et sécuritaires. La sécurité énergétique d’Israël était assurée grâce à la construction en 1968 de l’oléoduc Eilat-Ashkelon alimenté par le pétrole iranien. La coopération était aussi sociale et culturelle, grâce aux vols réguliers de la compagnie israélienne El Al facilitant les voyages des Juifs d’Iran en Israël et la venue de touristes israéliens sur les sites archéologiques juifs de Hamadan ou de Suse. Cette curieuse alliance, forte, efficace, appréciée, mais jamais officialisée, a explosé avec la révolution islamique de 1979, mais n’a jamais été tuée.

 

Entre guerre idéologique et pragmatisme

Yasser Arafat fut le premier leader politique étranger à se rendre en République islamique d’Iran, le 12 février 1979. Désormais, l’Iran soutenait la cause palestinienne et affirmait son hostilité à Israël, allié des États-Unis, « le Grand Satan ». L’ambition de l’Iran révolutionnaire chiite de s’imposer comme nouveau leader des peuples musulmans était illusoire dans un monde arabe et sunnite, mais en brandissant le drapeau de la lutte des Palestiniens pour « libérer Jérusalem », la République islamique a trouvé un « passeport » lui permettant d’être entendu de la « rue arabe » opposée aux gouvernants comme Anouar el-Sadate, qui avait reconnu Israël en 1977.

La guerre Irak-Iran (1980-1988) est venue briser ce vaste projet islamiste. La priorité était désormais la défense du territoire national contre le régime de Saddam Hussein, également ennemi d’Israël. Malgré les discours incendiaires, le soutien iranien aux combattants palestiniens, la création du Hezbollah en 1982, les attentats au Liban contre la France et les États-Unis, le gouvernement israélien a efficacement soutenu l’Iran en guerre par des ventes d’armes et des échanges d’informations militaires.

Après la fin de la guerre et la mort de l’ayatollah Khomeyni en 1989, l’Iran s’est efforcé de reconstruire son économie. Les accords d’Oslo, fin 1993, ouvraient des perspectives de paix en Palestine, et le président réformateur Mohammad Khatami (1997-2005) ne voulait pas être « plus palestinien que les Palestiniens ». Des contacts secrets et des réunions informelles (Track Two Diplomacy) se multiplièrent dans le cadre d’événements économiques, culturels ou académiques où se rencontraient Iraniens et Israéliens. La communauté juive d’Iran, la plus nombreuse du Moyen-Orient, était un peu moins harcelée.

Ces espoirs de normalisation furent sans lendemain après l’échec des accords d’Oslo, puis les attentats du 11 septembre 2001 et l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003 qui firent exploser tous les anciens équilibres instables et placèrent la question du nucléaire iranien au centre des préoccupations de sécurité mondiale. Exit la question palestinienne.

 

Crise du nucléaire et rivalité avec l’Arabie

On peut s’interroger sur l’importance prise par la crise du nucléaire iranien, qui ne menaçait pas à moyen terme la sécurité d’Israël, lequel entendait surtout rester la seule puissance nucléaire de la région. Le principal bilan fut de permettre à l’État hébreu d’accélérer la colonisation illégale des territoires occupés sans contestation autre que verbale. Officiellement, la vraie menace pour Israël était iranienne et non plus palestinienne. Le face-à-face Netanyahou-Ahmadinejad fut spectaculaire et alimenta de multiples conflits régionaux opposant, par acteurs interposés, l’Iran et l’Arabie saoudite qui émergeait comme nouvelle puissance régionale.

La signature, le 14 juillet 2015, d’un accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) sous l’égide des grandes puissances ouvrit une nouvelle ère pour l’Iran, qui pouvait enfin devenir une puissance régionale stable et prospère. Assistions-nous à un retour aux années 1970, quand l’Iran et l’Arabie étaient les « gendarmes du Golfe » avec l’appui et la bénédiction des Américains ? Non, car l’Arabie saoudite, Israël et Donald Trump s’opposèrent au JCPOA et se sont alliés dans le cadre des accords d’Abraham pour faire face à l’Iran.

Écrasée par les sanctions économiques, gouvernée par les factions les plus radicales du clergé, prisonnière de son programme nucléaire et balistique comme de ses interventions militaires dans toute la région, la République islamique d’Iran semblait au bord du gouffre. Les révoltes populaires en 2019, puis en 2022 avec le mouvement « Femmes, vie, liberté », rendaient crédible la survenue d’un changement politique profond. Victoire d’Israël et de son futur allié saoudien ?

Les représailles israéliennes pourraient de fait provoquer un conflit régional de haute intensité que l’Iran serait dans l’incapacité de contrôler

Le 6 avril 2023, la Chine, soucieuse de la sécurité de ses achats en pétrole et en gaz, a imposé une coexistence pacifique entre l’Iran et l’Arabie. Téhéran n’a pas d’autre alternative, car sa priorité est de sauver la République islamique.

Contraint d’accepter un inéluctable accord entre l’Arabie et Israël, l’Iran a exigé de Riyad qu’il mette la question palestinienne sur la table des négociations. Cette perspective diplomatique est complétée par une pression militaire via le Hamas et le Hezbollah. Le New York Times a rapporté qu’une réunion de concertation s’était tenue à Beyrouth début octobre, mais rien ne dit que Téhéran ait fixé le calendrier et prévu, surtout, la violence extrême de l’opération lancée par le Hamas le 7 octobre. Les représailles israéliennes pourraient de fait provoquer un conflit régional de haute intensité que l’Iran serait dans l’incapacité de contrôler, avec le risque que la guerre catalyse les oppositions intérieures et finisse par emporter la République islamique.

L’Iran, qui a armé le Hamas et le Hezbollah – ses deux fusils à un coup –, sait qu’il n’est plus en mesure, dans l’immédiat, de reconstituer de telles puissances militaires. Le Hamas est d’ores et déjà perdu. Si désormais les autorités iraniennes ne cessent de menacer d’intervenir avec le Hezbollah pour mettre fin aux combats à Gaza, elles le font aussi pour garder intact le dernier fusil qu’il leur reste. 

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