« Le Hamas a cherché à renverser la table et il a gagné »
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Pourquoi la Palestine a-t-elle toujours été un nœud géopolitique ?
Pendant longtemps, la Palestine exportait principalement des objets pieux et des agrumes, elle n’a donc jamais intéressé pour ses richesses. Sa proximité avec le canal de Suez a bien attiré l’Empire britannique, qui voyait là un glacis défensif, mais la Palestine mandataire n’était qu’une étendue de 27 000 kilomètres carrés, l’équivalent d’une fois et demie un département français. Le conflit s’est donc structuré non pas sur des intérêts, mais sur de l’histoire.
C’est-à-dire ?
Palestine-Israël, c’est avant tout la Terre sainte. Le territoire renvoie directement aux origines des trois religions monothéistes, avec tous les affects que cela implique. Déjà, au XIXe siècle, la guerre de Crimée a démarré à Bethléem sous la forme d’une bagarre entre moines orthodoxes et catholiques, chacun voulant accrocher une étoile sur la voûte de la basilique de la Nativité. Et puis, il y a les sanglots longs des mémoires. D’un côté, le traumatisme de la Shoah ; de l’autre, la dernière colonie du grand Sud. L’affaire coalise donc à la fois des liens affectifs millénaires et les grands drames du XXe siècle. C’est cette saturation mémorielle qui explique le fait qu’aucun autre sujet ne mobilise autant d’affects aujourd’hui. On sent le poids de l’histoire peser sur les champs de bataille, mais aussi sur les opinions publiques.
« L’affaire coalise à la fois des liens affectifs millénaires et les grands drames du XXe siècle »
Le monde a-t-il toujours pris parti dans ce conflit ?
Depuis la fin du XVIII siècle, tous les conflits de la région prennent systématiquement une dimension internationale, les acteurs faisant chaque fois appel à l’aide des puissances régionales ou internationales. Ce jeu permanent d’ingérence et d’implication se poursuit aujourd’hui, avec la visite de Joe Biden à Tel-Aviv. Dès 1948, les États-Unis se positionnent en faveur d’un État israélien, non par sympathie, mais par pragmatisme. En Europe, l’armée américaine gère les camps de déplacés qui regroupent plus de 200 000 Juifs. Or, elle préférerait les évacuer pour pouvoir faire autre chose. La population américaine n’en veut pas sur ses terres, et une partie, influencée par le judaïsme chrétien, croit en la légitimité du peuple juif à se rassembler en Terre sainte avant l’Apocalypse. C’est la théologie de l’accomplissement des prophéties qui, depuis, s’est renforcée, en particulier dans la Bible Belt [le gros quart sud-est du pays, où domine le protestantisme évangélique].
Comment le monde arabe a-t-il rejoint la cause palestinienne ?
En 1948, les Arabes sont en grande difficulté. Aucune grande puissance n’est là pour les soutenir. L’Union soviétique et les États-Unis appuient la création d’un l’État d’Israël, notamment par l’acheminement d’armes. Le panarabisme, sous fond de nationalisme arabe, se développe alors, d’autant plus que les dirigeants des nouveaux centres de pouvoir – Beyrouth, Damas, Bagdad, Amman, Jérusalem – se connaissent. Tous ont milité dans les mouvements autonomistes arabes avant la Seconde Guerre mondiale, puis durant la révolte arabe de 1936-1939. Les Palestiniens, les seuls à ne pas avoir hérité d’un État, obtiennent le soutien de leurs voisins. En 1955, Nasser parvient enfin à ouvrir la discussion avec l’Union soviétique, qui devient un allié du monde arabe. À la fin de la guerre froide, ce dernier se retrouve à nouveau seul. Ce qui nous amène à aujourd’hui.
Comment décrire l’hostilité actuelle de la population arabe envers les États-Unis ?
C’est un rapport d’amour-haine, du même ressort que celui qui existait dans la structure coloniale européenne aux xixe et XXe siècles. Et c’est ce qui rend l’histoire aussi douloureuse et complexe. Au Moyen-Orient, les jeunes rêvent de partir aux États-Unis, autant qu’ils ne résistent pas à l’envie de caillasser leurs ambassades. Le soutien des Américains à Israël les rend extrêmement impopulaires.
Comment analyser le coup de force du Hamas ?
Visiblement, le Hamas a cherché à renverser la table et il a gagné. L’intensité de la situation actuelle est comparable aux événements de 1948-1949. En Israël, un mémorial dénombre les morts israéliens depuis 1860. On comptait 22 000-23 000 victimes jusqu’au 6 octobre. D’un seul coup, le nombre a grimpé à 25 000. Le Hamas a remis violemment la question palestinienne au centre du jeu alors qu’elle avait été complètement marginalisée depuis une quinzaine d’années. Il bloque les rapprochements entre Israël et les pays arabes engagés dans les accords d’Abraham, et il est en train de ressouder les opinions publiques arabes contre les États-Unis.
Est-il possible d’imaginer la suite à Gaza ?
Il me faudrait pour cela une ligne directe reliée au conseil de guerre israélien ou à celui du Hamas. Cela dit, Christian Ingrao, spécialiste de l’Allemagne et du nazisme, me faisait remarquer que, si l’armée israélienne entre dans Gaza, le conflit pourrait prendre une tournure équivalente à celle des dernières grandes batailles urbaines du XXe siècle : Varsovie en 1944, Grozny (Tchétchénie) en 1994-1995 et Falloujah (Irak) en 2004. Dans un espace aussi réduit (450 km2) pour plus de deux millions de personnes, on ne voit pas comment il pourrait en être autrement.
Quel rôle la diplomatie peut-elle jouer dans la situation présente ?
Les diplomates passent un temps fou à essayer de créer des corridors humanitaires et de ravitaillement pour la bande de Gaza. Mais, sur le plan politique, ils ne peuvent pas grand-chose, sachant qu’aucune négociation n’a eu lieu avec les Palestiniens depuis 2008. Tout est une question de rapports de force. Les Américains ont deux porte-avions dans la région pour éviter un dérapage généralisé, mais tant qu’ils ne s’appuieront pas sur ces navires pour forcer Israël à négocier un compromis acceptable avec les Palestiniens, rien n’avancera. En 1957, Dwight Eisenhower avait, sur fond de menaces, exigé d’Israël qu’il évacue le Sinaï après l’expédition de Suez. Depuis, les États-Unis n’ont plus vraiment été en mesure de s’imposer de cette manière.
Le dernier tome de votre histoire de la Palestine était titré, il y a dix ans, « la paix impossible ». Ce titre est-il toujours d’actualité ?
Il l’est plus que jamais. Ce que ce conflit dit, c’est qu’il y a un peuple en trop. Comment dépasser un tel constat ? L’horizon semble tristement bouché, même du point de vue arabe. Un jour, un Palestinien m’a raconté une petite histoire. C’est celle d’un aveugle, un paralytique, un mort et un Palestinien qui se présentent devant Jésus. Ce dernier fait recouvrer la vue au premier, rend sa mobilité au deuxième, ressuscite le troisième. Et lorsqu’arrive le Palestinien, il se met à pleurer avec lui.
Propos recueillis par MANON PAULIC & PATRICE TRAPIER
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