Voyez-vous des sorties de crise dans la bataille engagée par Israël à Gaza contre le Hamas ?

Dans un conflit, il y a systématiquement, à côté des belligérants, un troisième acteur qui joue l’entremetteur. Là, on a un gouvernement israélien radicalement favorable à l’annexion des territoires palestiniens depuis dix ans et qui soutient aussi la séparation entre Gaza et la Cisjordanie. Le Hamas, de son côté, a longtemps fait semblant d’accepter cette division et de négocier ponctuellement avec Israël, mais son ambition de représenter la Palestine dans son ensemble n’a jamais changé. Quant au troisième interlocuteur, l’entremetteur, il n’existe plus. Le dernier fut Henry Kissinger, après la guerre d’octobre 1973. Depuis, les États-Unis ont un gros problème : ils n’ont plus personne au département d’État et à la Maison-Blanche qui aurait l’envergure suffisante pour surmonter cette crise israélo-palestinienne récurrente. Cette fois, je trouve que l’Amérique est allée trop loin dans son soutien à Israël. Elle ne peut plus se présenter comme un médiateur. D’où mon profond scepticisme.

Cette guerre, qui a surpris Israël et le monde entier, était-elle prévisible ?

Évidemment ! Si on laisse de côté les aspects techniques et tactiques, cette attaque n’avait rien de surprenant. Nous avons un conflit où un peuple est assis sur le dos de l’autre. De temps à autre, celui qui subit a un sursaut et crie : « Eh, j’existe ! » Je croyais que ça exploserait en Cisjordanie, où il y a une mobilisation de jeunes, souvent adolescents, que je n’avais pas vue depuis des années. Une nouvelle jeunesse, beaucoup moins idéologique, peu liée à l’Autorité palestinienne [dirigée par le Fatah] ou au Hamas, se soulève et elle est très déterminée. Parallèlement, j’entendais dans les milieux diplomatiques se répandre l’idée que la revendication palestinienne était désormais endormie. Les régimes arabes pouvaient abandonner les Palestiniens, leur dire : « Maintenant, débrouillez-vous. » Ce qu’ils n’ont pas compris, c’est qu’en abandonnant précisément la Palestine, ils allaient renforcer la conviction de ces jeunes Palestiniens qu’il fallait qu’ils luttent par eux-mêmes. De plus, ils ont vu que chaque État arabe suivait désormais son propre chemin et en ont conclu qu’ils devaient se battre tout seuls de leur côté pour en finir avec la stagnation.

« Comme l’a souligné Clausewitz, quand la guerre commence, elle n’est plus un théâtre, elle est elle-même un acteur »

Pourquoi l’ONU apparaît-elle encore une fois impuissante ?

Des raisons à la fois anciennes et nouvelles expliquent cette impotence. Les anciennes, c’est que, de tout temps, Israël et les États-Unis ont fait le choix de mettre les Nations unies de côté par rapport à l’enjeu israélo-palestinien. Lors de la négociation des accords de paix israélo-égyptiens en 1977, dans les négociations de Madrid en 1991, après Oslo dans les négociations de Camp David de 2000 entre Israéliens et Palestiniens, l’ONU a chaque fois été reléguée au dernier rang. Les nouvelles raisons, c’est l’état actuel du Conseil de sécurité. Les relations américaines avec la Chine et la Russie sont détestables. Washington a mis son veto à une résolution brésilienne d’aide d’urgence aux populations de Gaza. Et pour la première fois, personne, pas même la Grande-Bretagne, n’a suivi les États-Unis. Les Américains et les Israéliens sont très isolés. Ça ne va pas les encourager à se tourner vers l’ONU.

Le général Sissi, président de l’Égypte, semble s’opposer à une évacuation des Gazaouis vers son pays, même en contrepartie de sommes colossales pour leur réinsertion. Cette option est-elle imaginable ?

Il est très difficile de répondre aujourd’hui. C’est une idée que le secrétaire d’État américain Anthony Blinken a acceptée sans discuter, et je crois qu’il sait maintenant qu’il a eu tort de le faire. Le Caire y est opposé depuis le premier jour. Vider Gaza de 60 % de sa population serait une violation du droit humanitaire international. Quant aux Palestiniens, on leur affirme qu’il s’agit de partir « provisoirement », mais ils savent, depuis 1948, ce que vaut une telle promesse… Et Blinken, qui a fait le tour des capitales arabes, s’est heurté à un refus général de cette idée. Toutes ont dit que si une expulsion de masse advenait à Gaza, la Cisjordanie s’enflammerait instantanément. Aujourd’hui, seuls les binationaux et des blessés passent la frontière égyptienne. Et je ne crois pas qu’une expulsion massive des Palestiniens de Gaza soit encore à l’ordre du jour.

L’Iran semble avoir entendu les menaces israéliennes pour qu’il n’intervienne pas dans la guerre. Dans quelles conditions ses forces ou celles du Hezbollah libanais pourraient-elles le faire ?

La réponse est délicate. Tant que le Hezbollah ne sera pas directement et fortement attaqué, il n’entrera pas dans cette guerre. Les Iraniens se sont toujours comportés comme ça dans les affrontements précédents à Gaza. Mais ils ont deux lignes rouges : a) s’ils sont attaqués, et b) si les Israéliens envahissent massivement Gaza. Ce qui pourrait être considéré comme un casus belli. Les Iraniens ne peuvent pas se permettre d’être accusés d’avoir laissé tomber les Gazaouis. Je constate, cependant, un autre motif important de déflagration générale potentielle : c’est le fait que la dissuasion israélienne semble affaiblie. Il a fallu que les États-Unis déploient deux porte-avions pour permettre à celle-ci d’atteindre un degré suffisant face à l’Iran. La crainte qu’inspirent cet État et le Hezbollah aux États-Unis et à Israël est aujourd’hui dix fois plus forte qu’il y a dix ans. Et la dissuasion israélienne a besoin d’une aide américaine dont elle pouvait se passer auparavant. Ça peut donner des envies de « rétablir la dissuasion »...

L’émergence de trois fronts simultanés, à Gaza, en Cisjordanie et à la frontière libanaise, est-elle plausible ?

Elle est possible, mais encore peu plausible. Jusqu’ici, les règles d’engagement ont été respectées par tous les acteurs. Mais, comme l’a souligné Clausewitz, quand la guerre commence, elle n’est plus un théâtre, elle est elle-même un acteur. Elle a sa propre dynamique.

Qu’est-ce qui rendrait cette situation possible ?

Ce matin [l’entretien a été réalisé le 19 octobre], on a compté 67 morts en Cisjordanie. C’est beaucoup en une matinée, mais ce n’est pas encore un mouvement populaire. On assiste quotidiennement à des manifestations, des heurts et des rixes en Cisjordanie. Si l’opération israélienne à Gaza devient plus massive encore, si elle atteint des niveaux de cruauté inédits, un basculement pourrait advenir.

De qui dépendra en priorité la sortie de crise ?

Elle dépendra de quatre facteurs. D’abord, il faudrait que le Premier ministre israélien change. Après tout, son pari de domestiquer le Hamas s’est avéré calamiteux. Il faut aussi qu’émerge une Autorité palestinienne recomposée. L’actuelle est impotente et discréditée. Il faudrait ensuite que les États-Unis soient un peu moins engagés inconditionnellement du côté d’Israël. Cela disqualifie leur capacité d’action. Enfin, que les pays arabes limitrophes d’Israël – l’Égypte et la Jordanie en premier lieu – imposent des règles du jeu collectives plus claires aux autres pays arabes. Cela fait beaucoup de choses à changer. D’autant que les Israéliens sont encore très loin de cette optique, obnubilés qu’ils sont par le besoin de « rétablir leur dissuasion ». Mais leur moyen d’y parvenir n’est pas clair. User de la « doctrine Dahyia » [laquelle prône, face à un ennemi asymétrique, de lui infliger des destructions massives, sans épargner les civils] est dangereux et son prix peut être lourd. Moi, j’ai une solution, mais ils l’ont toujours repoussée : ils devraient aider à la mise en place d’un État palestinien, car il n’y a pas d’autre option de sortie du conflit. Le pari politique de Netanyahou – avancer sans se préoccuper de la question palestinienne – s’est fracassé. Revenir à l’acceptation d’un État palestinien, il n’en sera pas capable. Il faudra d’autres politiciens pour porter cette idée.

Y a-t-il un vainqueur dans la guerre actuelle ?

Oui, c’est l’Iran ! Il est le seul dans la région à conduire un axe qui regroupe son pays, l’Irak, la Syrie, le Hezbollah au Liban et les chiites houtis au Yémen. Plus le Hamas et le Djihad islamique en Palestine. Ce sont des alliés, pas forcément des affidés, mais leur alliance est cohérente. C’est leur autonomie qui fait la solidité de l’alliance. 

 

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !