Aprèss la mort de Nasser, en septembre 1970, Anouar al-Sadate hérite d’une Égypte en triste état : privée des revenus du canal de Suez, dont le trafic est interrompu depuis trois ans, elle continue de s’armer à grands frais, sans espérer pour autant reconquérir le Sinaï. Et cette situation de « ni guerre ni paix » risque de s’éterniser.

En juillet 1972, à la surprise générale, Sadate expulse les milliers de conseillers militaires soviétiques présents dans la vallée du Nil. Cela ne veut pas dire rompre avec l’URSS, qui continuera à vendre à l’Égypte des armes et des pièces de rechange. Cependant, tout le monde en conclut que le raïs a renoncé à faire la guerre à Israël – cette guerre que lui réclament chaque jour une partie de ses concitoyens et qu’il annonce lui-même comme prochaine avec une telle insistance que ses adversaires sont persuadés qu’elle ne se fera pas. D’ailleurs, comment pourrait-il reconquérir le Sinaï, perdu en 1967 ? Sur la rive orientale du canal de Suez, les Israéliens ont installé la ligne de défense Bar-Lev, que les stratèges jugent infranchissable.

Les délégations égyptienne et israélienne n’étant d’accord sur rien, les Américains négocient séparément avec les deux camps, dans un climat de tension croissante

Les généraux égyptiens pensent néanmoins pouvoir vaincre cet obstacle et s’y préparent en grand secret. Ayant décidé de faire la guerre, Sadate s’emploie activement à persuader les Israéliens du contraire. Plus il menace et gesticule, moins on le prend au sérieux.

Le 6 octobre 1973, en plein ramadan, alors que les juifs célèbrent Kippour, des commandos égyptiens, appuyés par un déluge de feu, réussissent à traverser le canal, suivis par des centaines de canots pneumatiques. Les Syriens, qui étaient dans le secret, lancent au même moment trois divisions à la reconquête du Golan. À 15 h 15, vingt bataillons d’infanterie égyptiens ont déjà pris pied sur la rive orientale du canal. Le lendemain, 100 000 hommes y seront positionnés… À Tel-Aviv, c’est la panique, tandis qu’au Caire, Anouar al-Sadate déchaîne l’enthousiasme. Il est sacré batal al-oubour (« héros de la traversée »).

Les pertes en hommes et en matériel sont beaucoup plus importantes du côté égyptien, mais politiquement Sadate est vainqueur

Les Israéliens se reprennent et déclenchent une contre-offensive. Le 15 octobre, une division commandée par Ariel Sharon réussit à franchir le canal de Suez dans l’autre sens. Pour la combattre, il faudrait rapatrier des forces sur la rive occidentale, mais Sadate ne veut pas voir un seul soldat quitter le Sinaï. Quand il finit par s’y résoudre, la 3e armée égyptienne est déjà encerclée, à 100 kilomètres du Caire…

Le 22 octobre, le Conseil de sécurité des Nations unies décrète un cessez-le-feu. Cette guerre est une partie nulle, chacun des deux camps ayant gagné du terrain. Les pertes en hommes et en matériel sont beaucoup plus importantes du côté égyptien, mais politiquement Sadate est vainqueur : pour la première fois, Israël a été fortement malmené par une armée arabe.

Henry Kissinger rend visite au « héros de la traversée », qu’il prenait jusqu’à présent pour un « bouffon ». L’Égypte et les États-Unis rétablissent leurs relations diplomatiques et le président Nixon est accueilli en grande pompe au Caire. Grâce à la médiation américaine, le canal de Suez est rouvert à la circulation le 5 juin 1975.

L’Égypte continue cependant de se débattre dans de graves difficultés économiques. Et ses interlocuteurs ne sont plus les mêmes. À la Maison-Blanche, Richard Nixon a été remplacé par Jimmy Carter. En Israël, le Likoud a remporté pour la première fois les élections législatives, et c’est un faucon, Menahem Begin, qui dirige désormais l’État hébreu.

Comment sortir de cette impasse ? Une idée follement audacieuse traverse l’esprit de Sadate. Le 9 novembre 1977, dans un discours devant l’Assemblée du peuple, il affirme être prêt à « aller jusqu’à la Knesset s’il le faut » pour éviter à un seul de ses soldats d’être tué. Yasser Arafat, présent au premier rang, applaudit comme toute l’assistance, n’y voyant qu’une énième formule incantatoire.

Les dirigeants israéliens, sceptiques, redoutent une manœuvre. Mais le chef du plus grand pays arabe, siège de la Ligue arabe, leur fait savoir qu’il est bel et bien disposé à s’inviter chez eux, sans rien demander en échange ! Son arrivée aura lieu dans la soirée du 19 novembre, après la clôture du shabbat.

Dans le monde arabe, la stupéfaction cède la place à la colère. Des attentats sont commis contre les ambassades d’Égypte à Athènes, à Beyrouth et à Tripoli. La Syrie décrète une « journée de deuil national ».

En Égypte, on frôle la crise politique. Le ministre des Affaires étrangères, Ismaïl Fahmi, a démissionné le jour même de l’annonce du voyage. Il est remplacé par son adjoint, qui se démet à son tour quelques heures plus tard. Mais Sadate tient bon. Sa visite permettra, pense-t-il, de briser une barrière psychologique qui empêche toute paix dans la région.

L’objectif de Sadate est de récupérer le Sinaï. Toute autre question lui paraît secondaire

Samedi 19 novembre, à l’aéroport Ben Gourion de Lod, la classe politique israélienne et le corps diplomatique au grand complet, ainsi que deux mille journalistes et cameramen retiennent leur souffle. Il est 20 heures. Le Boeing présidentiel égyptien s’immobilise sur le tarmac. Une passerelle de la compagnie El Al, illuminée par les projecteurs, avance dans sa direction. Les téléspectateurs du monde entier ont l’impression d’assister à l’arrivée du premier homme sur la Lune.

Sadate charme aussitôt les dirigeants israéliens. On dirait qu’il retrouve des amis perdus. Il interpelle familièrement Moshe Dayan et Ariel Sharon, prend presque dans ses bras Golda Meïr… Le lendemain, après une prière à la mosquée d’Al-Aqsa, puis une visite au mémorial de Yad Vashem, il se rend à la Knesset, où les députés et les membres du gouvernement, debout, lui font une ovation. Mais son allocution jette un froid. « La paix ne sera réelle, dit-il, que si elle est fondée sur la justice et non sur l’occupation des terres d’autrui. » Pour les Arabes, c’est un discours presque parfait. Son seul défaut est d’être prononcé non seulement en Israël, mais à Jérusalem, la ville trois fois sainte dont les « sionistes » prétendent faire leur capitale.

L’objectif de Sadate est de récupérer le Sinaï. Toute autre question lui paraît secondaire. Ce n’est qu’après avoir repris possession de son territoire, estime-t-il, que l’Égypte pourra défendre efficacement les droits des Palestiniens.

De retour au Caire, le raïs est acclamé, même si ce voyage à Jérusalem désoriente beaucoup de ses compatriotes. Le magazine Time le désigne « homme de l’année » et il devient une star en Occident. Mais les Israéliens ne lui facilitent pas la tâche. Le 14 mars 1978, ils envahissent le sud du Liban. Le 30 juillet suivant, la Knesset adopte une loi fondamentale sur « Jérusalem réunifiée, capitale éternelle d’Israël ». Begin est inflexible.

C’est alors que Jimmy Carter, prenant le taureau par les cornes, suggère une rencontre à trois – États-Unis, Égypte et Israël – dont il serait à la fois l’organisateur et l’arbitre. Ce sommet inédit, auquel ni Sadate ni Begin ne peuvent se dérober, s’ouvre le 4 septembre 1978 à la résidence présidentielle de Camp David, à une centaine de kilomètres de Washington.

Les délégations égyptienne et israélienne n’étant d’accord sur rien, les Américains négocient séparément avec les deux camps, dans un climat de tension croissante. Au bout de dix jours, Sadate, furieux, ordonne à ses collaborateurs de faire leurs valises. Il est rattrapé in extremis par Jimmy Carter, qui parvient à arracher un accord aux deux protagonistes.

Le 17 septembre, le texte final est enfin mis au point, après treize jours d’intenses discussions et vingt-trois versions successives. Il s’agit de deux accords-cadres. Le premier prévoit le retrait progressif des Israéliens de tout le Sinaï et la conclusion d’un traité de paix entre les deux pays ; le second porte sur une « autonomie administrative » de Gaza et de la Cisjordanie dans un délai de cinq ans.

Après avoir entendu successivement les hymnes des trois pays, Sadate, Begin et Carter signent les documents qui leur sont présentés

Le prix Nobel de la paix 1978 est attribué conjointement à Sadate et à Begin, ce qui paraît un peu prématuré. Car les Israéliens sont décidés à poursuivre la colonisation des territoires conquis en 1967 et n’entendent nullement s’engager à propos de la création d’un État palestinien.

Il faudra encore de longs mois de tractations pour arriver à un accord. Le Sinaï, démilitarisé, sera restitué à l’Égypte par étapes, sur trois ans. Les deux pays établiront des relations diplomatiques, consulaires, économiques, commerciales et culturelles. Ce qui signifie, entre autres, la fin du boycottage d’Israël, dont les citoyens, navires et cargaisons jouiront du libre passage par le canal de Suez. Des forces ou des observateurs des Nations unies surveilleront l’application du traité à la frontière, mais c’est en réalité une pax americana. Washington apportera une aide annuelle à chacun de ses partenaires : 2 milliards de dollars à l’Égypte et 2,5 milliards à Israël, essentiellement pour du matériel ou des équipements militaires.

La signature du traité de paix a lieu le 26 mars 1979, en plein air, sur une estrade dressée devant l’entrée nord de la Maison-Blanche. Quelque 1 500 invités assistent à la cérémonie, que la télévision retransmet en direct aux quatre coins de la planète. Après avoir entendu successivement les hymnes des trois pays, Sadate, Begin et Carter signent les documents qui leur sont présentés. Puis ils se lèvent et, ensemble, se serrent longuement les mains, sous les applaudissements.

La plupart des pays arabes rompent leurs relations diplomatiques avec l’Égypte et décident le transfert du siège de la Ligue arabe du Caire à Tunis. Le raïs fait mine de ne pas s’en soucier. « Ce n’est pas l’Égypte qui s’est séparée du monde arabe, dit-il, mais le monde arabe qui s’est séparé de l’Égypte. » En avril, Begin effectue une visite au Caire, et en septembre la famille Sadate est accueillie à Haïfa.

Le successeur de Nasser a été en quelque sorte acculé à faire la guerre, puis la paix. Il fallait beaucoup d’audace et de détermination pour se lancer dans ces deux aventures. Peu de chefs d’État dans sa situation auraient osé prendre des initiatives aussi risquées.

Les détracteurs de Sadate font valoir que les Israéliens ont bien profité de la fin des hostilités avec leur grand voisin : n’ayant plus rien à craindre sur le front sud, ils ont pu redéployer leurs forces, annexer le Golan syrien en décembre 1981 et envahir le Liban en juin de l’année suivante.

Toujours est-il que l’Égypte a récupéré la totalité du Sinaï le 25 avril 1982. Mais Sadate a manqué ce rendez-vous tant attendu : six mois plus tôt, il a été assassiné en plein défilé militaire par un commando islamiste. Son successeur, Hosni Moubarak, ne remettra pas en question le traité de paix israélo-égyptien qui sera scrupuleusement respecté, de part et d’autre, malgré deux intifadas palestiniennes, une guerre civile au Liban, un conflit armé entre Israël et le Hezbollah, la guerre du Golfe, l’occupation de l’Irak… Même la chute de Moubarak et le bref intermède des Frères musulmans au pouvoir n’ébranleront pas la paix égypto-israélienne. Une paix entre les États, non entre les peuples. Si la plupart des Égyptiens l’ont approuvée, ils n’ont pas supporté tout ce qui s’est passé ensuite : la colonisation progressive de la Cisjordanie et le sort réservé à Gaza. 

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