La plupart des gens pensent que la première « guerre israélo-arabe », la « guerre d’Indépendance » des Israéliens, qui éclata le 15 mai 1948, fut à l’origine de la Nakba, la « catastrophe », comme les Palestiniens qualifient leur expulsion collective. En réalité, cette expulsion a amplement préexisté à cette guerre. Dans la Palestine d’alors, placée sous mandat britannique depuis 1923, entre ceux qu’on n’appelait pas encore « Israéliens » mais « Juifs du Yichouv » (mot signifiant installation ou colonie en hébreu) et les autochtones, ces « Arabes de Palestine », une guerre était déjà présente, larvée mais permanente.

À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, la « question palestinienne » devient vite brûlante. Que faire de ceux que l’historien israélien Tom Segev a appelés le « septième million », ces rescapés juifs des crimes nazis qui ont perdu leurs biens et vu leurs familles exterminées dans cette Europe centrale et orientale où ils avaient vécu ? Très peu ont envie d’y retourner. Mais en Europe occidentale, les pays d’accueil, eux aussi sortis de la guerre délabrés, ne se bousculent pas pour les insérer. Quant aux États-Unis, ils pratiquent alors une politique de restriction drastique de l’immigration. Entre 1945 et 1955, ils n’accepteront que 150 000 rescapés juifs. Reste une communauté qui a un besoin avide d’une arrivée de population juive, le Yichouv justement, qui entend hausser son ratio démographique en Palestine, afin de le rendre plus favorable voire de devenir majoritaire. De la fin 1944 à 1953, 650 000 rescapés juifs arrivent en Israël, 500 000 y resteront.

La démographie et la possession de la terre sont les deux enjeux qui opposent dès le départ les futurs Israéliens aux futurs Palestiniens

La démographie et la possession de la terre sont les deux enjeux qui opposent dès le départ les futurs Israéliens aux futurs Palestiniens. Ils vont peser lourdement dans le processus qui mène à la création d’Israël et à l’expulsion concomitante des Palestiniens. Le 20e Congrès sioniste, réuni à Zurich en 1937, a longtemps gardé ses archives closes. Et pour cause : le principal débat concerna à la fois le partage de la Palestine entre Juifs et Arabes proposé par le médiateur britannique, Lord William Peel, et un thème qui devait rester secret, que les sionistes appelaient métaphoriquement le « transfert » des Arabes des futurs territoires qui seraient octroyés aux Juifs. En clair : leur nécessaire expulsion dans le but que le futur État juif garde une forte majorité d’habitants juifs. Exposée à une période où les forces britanniques, soutenues par les milices travaillistes juives, répriment très durement une grande révolte des Palestiniens, la proposition Peel de partition entre un État juif et un État arabe apparaît aux Palestiniens insultante. Pour quel motif perdraient-ils certaines de leurs terres ? Pourquoi le Yichouv obtiendrait-il l’essentiel de l’accès à la mer ?

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les Palestiniens craignent une spoliation de grande ampleur. Les Juifs, eux, cherchent à s’octroyer le plus de territoire possible, arguant en particulier de l’arrivée de nombreux rescapés des camps nazis. Mais ils sont aussi divisés. Une majorité, emmenée par David Ben Gourion, chef des travaillistes, la mouvance alors dominante du sionisme, prône l’acceptation d’une partition jugée nécessaire. En substance, Ben Gourion dit à ses proches : « Prenons ce qu’on nous offre, une fois que nous aurons notre État, si possible, nous l’élargirons selon les circonstances. » Mais, au sein du travaillisme, existe également une frange activiste qui exige la totalité de la Palestine tout de suite. Et le sionisme de droite, dit « révisionniste », est scandalisé : Menahem Begin, sa figure de proue, voit dans l’acceptation du plan de partage une trahison des ambitions originelles du sionisme. Son parti, le Herout, a pour slogan : « Les deux rives du Jourdain ! » Israël doit non seulement obtenir la totalité de la Palestine mandataire, mais aussi une partie de l’actuelle Jordanie et même tout le sud du Liban, jusqu’au fleuve Litani ! Enfin, une troisième tendance existe : Brit Shalom (l’Alliance pour la paix) est menée par des intellectuels comme le philosophe Martin Buber ou le recteur de l’université de Jérusalem, Yehuda Magnes. Hannah Arendt, qui est sioniste, en est proche. Cette fraction prône un « État binational » arabo-juif. Elle est numériquement très faible et son discours, qui prédit un futur noir si Israël n’accepte pas de reconnaître les droits légitimes des Palestiniens, a très peu d’écho.

Dans cette bataille, les futurs Israéliens s’appuient sur une quasi-armée, la Haganah, laquelle dispose d’une milice travailliste très entraînée, le Palmach

Le 29 novembre 1947, par 33 voix pour, 13 contre et 10 abstentions, l’Assemblée générale des Nations unies vote une partition de la Palestine mandataire en deux États, l’un juif, l’autre arabe. Le Royaume-Uni annonce que ses troupes auront quitté le territoire palestinien le 14 mai 1948. Tous les observateurs comprennent qu’entre Israël et ses voisins, la guerre sera quasi inévitable. Car selon le plan de partage, Israël détiendra 14 000 kilomètres carrés pour une population incluant 558 000 Juifs et 455 000 Arabes. L’État arabe ne disposera, lui, que de 11 500 km2 pour 804 000 Palestiniens et… seulement 10 000 Juifs. Ce partage apparaît à beaucoup ubuesque : l’État juif dispose de plus de territoire que l’État arabe, et… il n’a de juif que le nom : démographiquement, il est de facto binational.

Dès lors, l’affrontement entre les deux communautés prend un tournant radical. Objectif, de part et d’autre : l’accaparement du maximum possible de territoire. Dans cette bataille, les futurs Israéliens s’appuient sur une quasi-armée, la Haganah, laquelle dispose d’une milice travailliste très entraînée, le Palmach. Le Yichouv dispose en plus d’une deuxième milice qui agit parfois en coordination avec la Haganah, parfois en concurrence : l’Irgoun, ou Etzel (organisation armée nationale), très nationaliste et hostile à tout partage. Une petite milice, le groupe Stern, suit sa propre voie, ultranationaliste d’un côté, anti-impérialiste de l’autre. Face à eux, on trouve deux principales milices. L’Armée de la Guerre sainte est dirigée par Abdel Kader al-Husseini, issu d’une grande famille de Jérusalem. Elle regroupe essentiellement des Palestiniens. L’Armée arabe du salut réunit, elle, surtout des recrues venues du Liban, de Syrie, de Jordanie ou d’Irak pour « sauver la Palestine ».

Durant les cinq mois et demi qui vont de la décision de l’ONU à la création d’Israël, les milices juives ne cessent d’accumuler les succès. Plus de 40 % des Palestiniens poussés à quitter leurs foyers pour devenir des réfugiés l’ont été avant que n’éclate la première guerre israélo-arabe. Durant ces mois, les forces du Yichouv parviennent à expulser 90 % de la population d’importantes villes arabes. À Jaffa, Haïfa, Safed, Tibériade, Saint-Jean-d’Acre et dans une partie de Jérusalem, l’expulsion des Palestiniens a lieu avant la création d’Israël. Répétons-le : contrairement à ce que dit la légende, la Nakba n’a pas été la conséquence de la guerre israélo-arabe ; elle l’avait très largement précédée.

Douze jours après sa création, le 15 mai 1948, Israël crée son armée et y intègre ses diverses milices. Les trois premières semaines de combats intenses qui suivent l’attaque instantanée des pays arabes placent cependant l’État d’Israël dans une position difficile. Au sud, les Égyptiens remontent jusqu’à la ville d’Ashdod, à portée de Tel-Aviv. À Jérusalem, Israël échoue à s’emparer de la vieille ville. La situation est si grave que l’État juif accepte une trêve d’un mois. Mais, face à des armées arabes dont la première préoccupation a été d’intégrer en leur sein les milices palestiniennes, la domination de l’armée israélienne s’avère de plus en plus flagrante. Alors que l’ONU a décrété un embargo général sur les livraisons d’armes, Israël parvient à le contourner facilement. Staline, le chef de l’URSS, soutient Israël, convaincu que cela accélérera la désagrégation de l’Empire britannique au Moyen-Orient. Il envoie massivement des armes par le biais de la Tchécoslovaquie. En France, la SFIO (le parti socialiste) s’affaire pour aider un parti travailliste israélien au pouvoir et membre de la même Internationale que lui. Aux États-Unis, la communauté juive se mobilise. Au sortir de la trêve, Israël est indubitablement plus fort en hommes et en matériel que l’alliance arabe.

Dès juillet 1948, la situation militaire bascule en faveur d’Israël. Son armée, en six mois, va passer de 60 000 à 110 000 hommes. Son arsenal de blindés est supérieur. Elle dispose même d’une aviation efficace. La suite n’est pas une promenade, mais Israël achève nombre de ses ambitions. La première est d’élargir la Nakba : 55 % des Palestiniens expulsés par Israël le seront entre juillet 1948 et le début de l’année 1949. La seconde consiste à étendre son territoire : toutes les opérations de l’armée israélienne finissent victorieusement, avec de plus en plus de facilité ; la dernière d’entre elles est de s’assurer une mainmise sur le désert du Néguev jusqu’à la mer Rouge. Fin février 1949, une conférence entre les belligérants s’engage sur l’île de Rhodes. L’Égypte signe vite un cessez-le-feu. Le Liban suit en mars, la Jordanie en avril et la Syrie en juillet. Sans frontière avec Israël, l’Irak ne signe aucun cessez-le-feu. La « ligne verte » est née, fixée par les contours du cessez-le-feu ; l’ONU avalisera son tracé comme marquant les frontières de l’État d’Israël. Leur délimitation sera contestée par l’État juif après sa nouvelle victoire, en juin 1967, contre une autre coalition arabe, regroupant l’Égypte, la Syrie et la Jordanie.

Les conséquences de la guerre de 1948 sont fondatrices. D’abord, Israël a agrandi de 40 % le territoire alloué par le plan de partage de l’ONU, passant de 55 % à 77 % du territoire de l’ex-Palestine mandataire. Ensuite, Israël a réduit la part de la population palestinienne vivant sur son sol de 45 % à 10 %. Enfin, sa hantise de voir un jour exister un État palestinien semble surmontée. Israël a passé des accords en ce sens avec Amman, la capitale de la Jordanie, qui vient d’accéder à l’indépendance. Pour les Israéliens, les Palestiniens « n’existent pas ». Pour ces derniers, Israël n’existe pas plus ; ils ne parlent que de l’« entité sioniste ». Pour chacun, l’autre est illégitime.

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