Quand je marchais, le mur m’apparaissait comme une ligne complètement artificielle, rarement placée sur une barrière naturelle, et qui courait sur presque toute sa longueur à travers des champs plats dans la vaste cuvette du Northumberland. On aurait dit des lignes droites tracées sur un terrain sans relief par des officiers coloniaux en Afrique. Si d’autres frontières romaines avaient suivi des frontières tribales préexistantes, ici en revanche, je n’arrêtais pas de trouver des exemples où le mur d’Hadrien les coupait littéralement.

Par-dessus tout, en marchant le long du mur, je ressentais pleinement l’incroyable extravagance de cette construction. Il n’existe en Europe aucun autre monument en pierre de cette échelle. Il avait fallu à vingt mille hommes plus de dix ans pour construire ce mur. Jamais auparavant on n’avait demandé à un légionnaire de construire quoi que ce fût de semblable : diviser un pays de la mer à la mer à l’aide de vingt millions de pierres taillées. Les frontières germaniques et africaines étaient en tourbe. Ce travail avait requis plus de pierres et d’efforts que les pyramides.

La marche m’aidait à me le représenter, pierre après pierre, haut de quatre mètres cinquante, entier et intact, d’une côte à l’autre, gravissant les collines, descendant des ravines et franchissant des rivières glaciales. Tous les trois cents mètres, je passais devant les vestiges d’une tour de guet, tous les deux kilomètres devant un château, tous les onze kilomètres devant un fort capable de contenir jusqu’à mille hommes.

Je passai une heure à franchir plusieurs fois le mur dans un sens puis dans l’autre : côté nord, je bondissais par-dessus le fossé et les monticules, côté sud, j’escaladais le mur lui-même, avant de m’attaquer au fossé et aux monticules. J’essayais de me représenter les choses quand les monticules faisaient trois mètres de haut et les fossés trois mètres cinquante de profondeur, hérissés de pieux et d’épines. Ou quand une route militaire courait sur le vaste passage situé entre le mur et le vallum à l’arrière, et qu’elle était parcourue par des courriers et des officiers au galop, la cavalerie au trot, et les auxiliaires marchant à un rythme réglementaire de six kilomètres par heure au sein d’une colonne serrée, dans un bruit métallique assourdissant. Je voyais comment la simple façade en pierre du mur avait à l’époque complètement dissimulé l’obstacle final que constituait le vallum. Je fis l’aller-retour une douzaine de fois aussi vite que possible, comme si j’avais été un Breton qui essayait de s’échapper des terres barbares.

Ce camp militaire monstrueux, de huit cents mètres de large sur cent trente kilomètres de long, ne pouvait pas, selon moi, raisonnablement avoir été conçu, ainsi que le prétendaient les chercheurs écossais, comme une simple « base pour patrouilles » et un moyen d’arrêter la contrebande. La Bretagne insulaire du nord n’exportait guère plus que des chiens, de la fourrure et des esclaves et, semble-t-il, de temps à autre, jusqu’à ce qu’ils aient été tués jusqu’au dernier, un ours calédonien. Un tel commerce et les exactions de voleurs de bétail avaient-ils jamais pu avoir un impact économique suffisant pour justifier un investissement de cette échelle et de cette permanence ? Un fossé profond n’aurait-il pas suffi ? *

 

Extrait de Les Marches. Aux frontières de l’identité britannique

© Rory Stewart, 2016 © Éditions Gallimard, 2019, pour la traduction française d’Élodie Leplat

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